Pour une poétique de l’art urbain

Une simple image, si elle est nouvelle, ouvre un monde. Vue des mille fenêtres de l’imaginaire, le monde est changeant.

Gaston Bachelard, La Poétique de l’Espace (1957)

Les cyniques ne verront qu’un mélange de couleurs amassées sur les murs, ne faisant que dégrader l’espace public. Les rêveurs, ou les « dormeurs éveillés » pour reprendre l’expression du philosophe Gaston Bachelard, seront saisi par les images, ici les peintures murales, dans un état contemplatif, une disposition d’accueil. « Notre appartenance au monde des images est plus forte, plus constitutive de notre être que notre appartenance au monde des idées », déclare Bachelard en 1937 à propos de l’imaginaire poétique. Dans cette perspective, les œuvres murales (peintures, fresques, collages…) issues de l’art urbain seraient alors un réseau d’images, producteur d’imaginaires individuels et collectifs.

Dans cet article, il s’agira de considérer l’art urbain comme une dimension particulière de l’espace qui participe à la construction de sens, en nous permettant de nous relier au monde. En d’autres termes, il s’agira de réhabiliter l’art de la rue en saisissant son essence poétique.


L’espace ouvert des images

L’imagination et la rêverie ne s’opposent pas à la raison, selon Gaston Bachelard. Sa réflexion sur l’imaginaire poétique admet l’existence d’une raison et d’une réalité des images. Les images seraient le point de jonction entre rêve et réalité, qui arracheraient l’homme au facteur d’inertie. A l’heure où nous sommes envahit par les images, celles-ci permettraient à l’Homme d’explorer d’autres dimensions de son esprit, par la rêverie.
Gaston Bachelard insiste sur la dimension active de l’image : saisis par elle, nous agissons en entrant dans un état conscient de rêverie. Mais ce n’est pas un rêve nocturne au caractère passif, c’est une rêverie diurne et active. La rêverie est toujours positive selon le philosophe, et rend possible l’action collective.

Ainsi, les œuvres de street art dans la ville constitueraient un espace ouvert à la rêverie. Les images fonctionneraient comme des œuvres ouvertes (Umberto Eco), dans lesquelles le public (le « dormeur éveillé ») est invité à participer de façon active pour interpréter et construire le sens. Un phénomène d’appropriation et de réappropriation de l’espace par l’artiste puis par le public se met en place. L’image n’est jamais fermée, mais toujours ouverte à des interprétations diverses. A travers elle, l’homme projette ses imaginaires.

Jérôme Mesnager – Menilmontant Paris 20ème

Une logique de l’imaginaire

Dans son article « Qu’est-ce que l’imaginaire ? De multiples réalités imaginales », l’écrivain et journaliste brésilien Juremir Machado da Silva évoque l’imaginaire comme un révélateur de sens, un excès de signification qui s’ajoute au réel. « Tout imaginaire est réel et tout réel est imaginaire ». Chaque culture engendre des imaginaires pour marquer son empreinte dans le monde. L’imaginaire va au delà du réel, puisqu’il lui ajoute une signification.

Cette conception de l’imaginaire comme un excès de sens paraît pertinent au regard de l’art urbain. Les peintures murales s’envisagent alors comme une couverture que l’on ajoute au réel pour lui donner sens. Chaque société a besoin de narrations, d’histoires, de mythes et de symboles pour être au monde. Dans cette perspective, l’imaginaire devient collectif : c’est un fonds commun de représentations, d’images et de sensations. Par exemple, dans son oeuvre, l’artiste-peintre Kelkin s’approprie un langage particulier que chacun peut déchiffrer : le labyrinthe, enrichi de symboles de différentes cultures. Motif universel, le labyrinthe serait le miroir de nos vies dans lequel l’Homme se projette pour trouver son chemin et accéder à ses rêves. Il devient alors possible d’actualiser l’oeuvre (au sens de l’action) selon sa propre subjectivité et sa propre culture, pour explorer un monde intérieur. Et peut-être agir sur celui-ci.

Kelkin, Paris

Adepte aussi du trompe l’œil, Kelkin transforme les murs en « un portail d’accès à un autre monde », mêlant le ciel et la terre, deux forces opposées. Par exemple, sa fresque réalisée à Angers (voir ci-dessous) construit un imaginaire à la fois individuel et collectif, puisque chacun peut participer à la construction d’un sens.

« La cité du ciel 2 », Kelkin – fresque murale, acrylique, 50 x 6 m, Angers, 2019 © kelkin.fr

Créatrices de lien social, les œuvres de street art participent aussi à la mythologisation de l’ordinaire. Réenchanter le quotidien en l’intégrant dans l’espace urbain, c’est bien la démarche de nombreux artistes, tel que Oji : des oiseaux, de la végétation, des crânes allongés sur les murs créent une métaphore et donnent une signification au réel. Fruits de son imaginaire, les peintures d’Oji fonctionnent comme un langage qui raconte des histoires ancrées dans le réel. Et c’est par l’appropriation de ce langage que les dormeurs éveillés (le public) construisent leurs propres mythes, un imaginaire social et urbain.

« Fenêtres sur cour », Oji, Paris 18, 2019 © ojidjo.com

Le mur pour abattre les frontières

Si tu regardes des murs barbouillés de taches, ou faits de pierres d’espèces différentes, et qu’il te faille imaginer quelque scène, tu y verras des paysages variés, des montagnes, fleuves, rochers, arbres, plaines, grandes vallées et divers groupes de collines…

Léonard de Vinci

Léonard de Vinci conseillait à ses élèves de regarder d’un œil rêveur les fissures des parois délabrées. Tout artiste peut y trouver un rêve en partant d’une simple brèche dans le mur, un fil conducteur qui animera sa création.

Plus tard, Brassaï rendra hommage au peintre italien en photographiant des murs abîmés sur lesquels se dessinent des formes oniriques, dans sa série Graffiti (1932).

Brassaï, Graffiti de la Série VIII, La Magie

L’artiste urbain semble avoir hérité du regard rêveur de Léonard de Vinci. Support ancestral, le mur abîmé devient une puissance imaginatrice : chaque mur contient une histoire, sur lequel l’artiste s’efforce de raconter la sienne, comme une couche supplémentaire de sens qui vient s’ajouter au réel. L’artiste portugais Vhils s’intéresse aux murs délabrés chargés d’histoire. Il choisit de « retirer pour révéler » en grattant des pans de murs pour faire apparaître des portraits.

Vhils

Dans sa réflexion sur l’imaginaire poétique, Gaston Bachelard accorde de l’importance au détail, comme un surgissement de l’imaginaire. De nombreux artistes urbains jouent sur les détails… Des petits oiseaux d’Oji aux formes abstraites et dégoulinantes de Bebar, en passant par les symboles berbères de Kelkin, ces détails sur les murs représenteraient une fuite en avant, une porte ouverte sur un autre monde.

Bebar, Quai 36

Dans son essai Éloge des frontières, le médiologue Régis Debray affirme qu’il est nécessaire d’ériger à la verticale pour constituer une communauté. « Sacré » vient du latin « sancire » qui signifie « délimiter ». La frontière serait-elle alors sacrée, à l’image des monuments historiques, puissants par leur verticalité ? Selon Régis Debray, la frontière possède une vertu régulatrice et permettrait à chaque culture d’affirmer son identité. Si les murs protègent en dressant des frontières, ils divisent aussi. Exploiter le support mural serait un moyen pour l’artiste urbain de révéler la frontière pour mieux la repousser, la détruire. On pense notamment au projet photographique de JR « Face 2 Face » en 2007 : des portraits collés face à face de part et d’autre du mur de séparation entre Israël et la Palestine. Illégale, l’exposition géante interroge la notion de frontière et de vivre-ensemble.

JR, « Face 2 Face »

Le mur, matière première des artistes urbains, constitue ainsi une fuite hors du cadre institutionnel où la rêverie poétique est permise.


Bibliographie :