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Enric Sant, zones inexplorées

A l’occasion de sa première exposition en France, l’artiste urbain de Barcelone Enric Sant dévoile un univers incisif et exprime la condition humaine dans ses œuvres.

Une chemise sous un pull cintré, les doigts noircis par la peinture, des corps nus sur les tableaux. Il est 17 heures lorsque j’arrive à la galerie ADDA&TAXIE à Paris, dirigée par Anna Dimitrova et Valériane Mondot, sous une légère bruine. « Oh, bonjour et bienvenue ! ¿ Qué tal ? » me lance Enric Sant, l’artiste à l’honneur, avec un accent espagnol prononcé. Un large sourire, une accolade et une petite bise. Je me sens tout de suite à l’aise. « Prends ton temps pour regarder les œuvres » me dit-il dans sa langue maternelle. Des tableaux aux tons criards et lumineux à la fois, des corps qui tourbillonnent dans un triptyque, des esquisses aux personnages intrigants revêtent les murs de la galerie. Près de l’escalier qui mène au sous-sol, les coupes à champagne bien alignées scintillent sur la table en attendant d’être servies. Tout est prêt pour le vernissage. « Âpre Zone ». C’est le nom de la première exposition d’Enric Sant en France, qui a lieu à la galerie ADDA&TAXIE, ouverte depuis juin au cœur des prestigieuses galeries d’art du 8ème arrondissement, du 3 février au 17 mars 2018.

« Trayectoria Aurea », huile sur toile – © Enric Sant

Un artiste passionné

Enric Sant est un artiste urbain de Barcelone. Il a 33 ans et est passionné d’art depuis l’enfance. « J’ai toujours eu un crayon à la main. Je dessinais et je peignais beaucoup quand j’étais gosse. A 16 ans, je suis tombé dans la culture urbaine. Avec des amis, on était branchés graffitis. On s’est mis à peindre sur les murs dans les rues de Barcelone. »explique-t-il. Après un baccalauréat d’arts plastiques, il entre à l’Université des Beaux Arts de Barcelone, où il acquiert de solides compétences artistiques. « Je continuais à graffer sur les murs, et en parallèle j’exposais dans des galeries avec d’autres artistes, en collaboration sur des projets» se souvient-il.

Barcelone. L’une des capitales incontournables de street-art. C’est dans les ruelles et les boulevards animés de la ville que l’aventure commence. L’aventure d’une bande de quatre copains passionnés et talentueux. En 2007, Enric Sant fonde avec ses amis graffeurs Grito, Aryz et Registred, le collectif Mixed Media. « Tous les quatre, on était férus de graffitis. Cependant, on ne peignait pas tant des lettres ou des messages, mais des personnages. On avait créé notre propre univers. Et puis, un jour Grito a dit ‘On va peindre avec des rouleaux’ et non plus avec des bombes. Alors on a commencé à peindre très haut. Les autres graffeurs de Barcelone étaient jaloux car on produisait au dessus de leurs œuvres ». Le collectif Mixed Media jouissait d’une renommée dans la ville et au-delà des frontières de Barcelone. Aujourd’hui, chacun a suivi sa voie professionnelle. « Le collectif a toujours été une source d’inspiration pour moi. Les gars sont très doués et vont toujours plus loin dans leur recherche artistique. Mes œuvres actuelles sont évidemment imprégnées de nos expériences et de notre façon de penser ». Une lueur brille dans ses yeux bruns.

Mexique – © Enric Sant

Au-delà du confort

Des corps nus, agglutinés et décharnés. L’être humain est le thème central de son exposition intitulée « Âpre zone ». Et pourtant si éloigné de son univers d’origine. Il avait peu à peu affirmé son style en créant des personnages inhumains, grotesques, monstrueux. Tout droit inspirés de bandes-dessinées, de jeux vidéos ou encore du cinéma de science-fiction.

Mais l’exposition relève d’une signification bien particulière. « Âpre » c’est ce qui est amer au goût, mais aussi ce qui est violent et rude. « Zone » peut faire référence aux zones du corps, aux zones urbaines difficiles à délimiter, mais aussi à la zone de confort. « ‘Âpre’ (‘áspero’ en espagnol) signifie pour moi une situation inconfortable. Les œuvres exposées ici m’ont contraint à sortir de ma zone de confort, de mon univers personnel fait de personnages figuratifs. En représentant le corps humain, je voulais aller plus loin dans ma recherche, sortir de ma zone de confort artistique et me confronter à de nouvelles expériences esthétiques » s’enthousiasme-t-il. « Aussi, la zone âpre, rugueuse, c’est le moment dans notre vie où l’on est confronté à des choix. Une épreuve que l’on doit surmonter pour avancer ». L’engouement de l’artiste ne faiblit pas.

« The lesson », huile sur toile – © Enric Sant

Viser toujours plus haut et aller au-delà de ses limites. Tels sont les maîtres mots d’Enric. Le processus de création de l’artiste espagnol témoigne d’un véritable travail, d’un effort qu’il dépasse pour faire dialoguer ses œuvres. « Des concepts de création me viennent en tête, ils germent dans mon esprit pendant un certain temps. Je dessine, je prends des notes en amont. Les idées ne sont pas définies tout de suite. Par exemple, le tableau ‘Estratos’ a mis un certain temps avant d’aboutir ».

« Estratos », huile sur toile – © Enric Sant

Une œuvre humaniste

Ainsi, l’humain apparaît comme l’axe principal de son œuvre. « Selon moi, l’Homme est l’objectif de l’art. Les êtres humains créent des œuvres artistiques pour les êtres humains ». Un humaniste contemporain ? Oui, car Enric souhaite exprimer toute la beauté de l’être humain dans ses tableaux, mais aussi toute la complexité dont il fait preuve. « Je travaille tout ce qui touche à l’Homme : ses pensées, ses sentiments. En dénudant les corps, je les humanise. J’enlève les couches superficielles et je remets les corps à leur état naturel » éclaire Enric.

Quand on est face à ses tableaux, on se demande ce qu’est réellement l’être humain. « En quelque sorte, on se pose des questions qui concernent l’existence de l’Homme : d’où vient-on ? Qui sommes-nous ? Les corps agglutinés et enlacés renvoient à tout ce que l’être humain peut absorber de beau, mais aussi à tout ce qu’il peut détruire autour de lui. L’être humain est une entité unique, indivisible, c’est un seul et même corps. Et à la fois, c’est un être complexe, avec des débordements d’émotions et une diversité culturelle très riche » évoque l’artiste.

Exposition « Âpre Zone » 03/02/2018 – © ADDA&TAXIE

Les couleurs vives et sombres des tableaux évoquent la personnalité duale de l’être humain. Un univers mystérieux, oppressant, presque onirique, qu’il puise autant chez les grands maîtres de la Renaissance, comme Michel-Ange ou plus tard Rubens, mais aussi dans la culture contemporaine. « La peinture à huile, une technique somme toute académique, exprime les couleurs d’une façon extraordinaire et unique. J’aime la matérialité des couleurs. La peinture à huile est parfaitement adaptée à ma manière de travailler ». Ce travail de la matière, Enric l’expérimente aussi dans le choix des supports. « J’utilise souvent le bois comme support de mes tableaux. Le bois apporte une valeur ajoutée au rendu final. Les corps nus sont déposés sur le bois nu. Il y a un véritable dialogue entre le support et la matérialité des couleurs et des sujets ».

Alors, les corps nus se rencontrent, se heurtent, s’échauffent. Et nous renvoient à notre propre intériorité.


« Âpre Zone » d’Enric Sant du 3 février au 17 mars 2018 – Galerie ADDA&TAXIE, au 35 avenue Matignon à Paris (métro Miromesnil).

Enric Sant présentera également ses œuvres à la Urban Art Fair du 12 au 15 avril 2018 à Paris.

Laura Barbaray