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Des Rues Virtuelles (Épisode 2) : Graffiti Général

La question des nouvelles technologies et son rapport à l’Homme recèle son lot des craintes et d’espoirs. Les scientifiques et ingénieurs s’ingénient scientifiquement à améliorer l’être humain : par le biais de la génétique mais aussi grâce aux composants électroniques. Nous ne sommes pas si loin du transhumanisme des séries à la Black Mirror. Les capacités des processeurs des ordinateurs sont croissantes et certains prédisent déjà qu’avant la fin du siècle nous serons en mesure d’intégrer l’intégralité du savoir et des cerveaux humains au sein d’une machine. Aujourd’hui, le rapport à la mémoire à profondément changé : plus qu’à tout autre époque, les êtres humains sont en capacité de conserver par l’image, le son ou le texte chaque parcelle de la réalité. L’imprimerie a révolutionné le savoir en Occident au milieu du XVe siècle. Les encyclopédies qui existent depuis l’Antiquité ont gagné en popularité suite aux travaux des fieffés Diderot et d’Alembert au XVIIIe. Moins d’un siècle après, Niépce signe l’invention de la photographie. La captation du son et du mouvement ne tardent pas non plus à arriver et nous en sommes aujourd’hui à l’âge d’internet, des smartphone et de l’information en continu.

Façade des Magasins Généraux

Quelle est alors la place du graffiti et du Street Art dans notre mémoire ? Arts éphémères par excellence, que le temps dévore et que les intempéries lessivent ? Ce sont là des questionnements que nous laisserons aux universitaires. Néanmoins dans ce deuxième épisode des « Rues Virtuelles », nous nous apprêtons à découvrir un projet incroyable qui défie les années. Les artistes urbains aiment la poésie de la rue où leurs œuvres ne sont pas destinées à perdurer, mais la plupart dans une volonté contradictoire de conservation, prennent en photo leurs exploits picturaux afin d’en garder la trace. Cependant l’inconvénient de ces images est qu’elles ne permettent pas d’immerger le spectateur dans l’environnement de ces œuvres, pourtant capital dans le cadre d’un art in situ. Pourquoi ne pas tenter de capter l’intégralité d’un lieu en ce cas ? C’est précisément le challenge relevé par « Graffiti Général » !


Vue des passerelles reliant les deux blocs des Magasins Généraux

Tout commence à Pantin, sur les berges du canal de l’Ourcq où siège un colosse aux pieds d’acier d’un autre temps. Inaugurés en 1931, les magasins généraux sont édifiés d’après les plans de l’inspecteur général des Ponts et Chaussées de l’époque, à savoir Louis Suquet. Créés à la demande de la Chambre de Commerce et d’Industrie, ces immenses entrepôts avaient pour fonction de conserver les denrées et ressources acheminées à Paris par le canal. Néanmoins l’industrie se modernisant, les lieux finissent par devenir obsolètes à partir des années 1970 et sont délaissés par les autorités au fur et à mesure du temps qui s’écoule. C’est en 2001 qu’est prononcé la fermeture définitive des magasins généraux qui vont renaître d’une manière tout à fait passionnante. Cathédrale de béton, de verre et de fer, ces ruines contemporaines abandonnées vont se parer de débris, de poussière, de rouille et de plantes invasives. Néanmoins c’est une invasion d’une toute autre sorte qui va révéler le potentiel poétique de cet espace : le graffiti !

Cage d’ascenseur couverte de tags

Pendant près d’une décennie, les magasins généraux vont avoir droit à un ravalement de façade à coup de pinceaux et de bombes de peinture ! Du côté des droits de propriété, l’agence publicitaire BETC s’est portée acquéreuse du terrain et des bâtiments. Les directeurs de la société avaient pour projet de rouvrir les magasins généraux et d’en faire un centre culturel ouvert aux arts de manière générale. C’est aujourd’hui chose faite, la réouverture s’étant déroulée en 2016. Mais qu’est-il donc arrivé à ces centaines de murs colorés ? Où sont désormais ces œuvres d’art urbain qui régalent tant les yeux des curieux ? Tout cela a disparu, reste seulement la mémoire du lieu…

Graffiti collectif du crew TWE

Réjouissons-nous malgré tout ! Cette mémoire est accessible à tous par un ouvrage paru en 2014 et intitulé Graffiti Général. Écrit par Karim Boukercha(également connu pour cette bible du graffiti parisien qu’est Descente Interdite), le livre narre l’occupation des Magasins Généraux par les graffeurs. Y sont également présentés, les souvenirs et les témoignages de ces artistes urbains qui ont fait de ce monstre désaffecté, une seconde maison où s’exprimer. Le tout est illustré par les superbes photographies d’Yves Marchand et Romain Meffre qui ont su capter l’essence du lieu. Néanmoins cette mémoire de papier n’est pas la plus démocratique de toutes et c’est un autre projet éponyme qui nous intéresse réellement ici. Le site Graffiti Général (voir le lien en bas de page) est un travail de numérisation titanesque qui offre la possibilité à chacun, à tout instant, de s’immerger dans les Magasins Généraux. Les 20 000 m² de bâtiments sont ainsi photographiés pendant une semaine afin de conserver chaque mètre de mur, des centaines d’heures de modélisation informatique permettent au visiteur de se déplacer sur les cinq étages des lieux. Une captation sonore est également réalisée afin de reproduire l’environnement de la manière la plus proche possible de la réalité, aussi bien visuelle qu’auditive. Parmi les centaines d’œuvres répertoriées, plusieurs dizaines ont droit à des notices explicatives sur l’artiste les ayant produites, d’un simple clic de souris. Mais le plus bel hommage qu’offre ce site est la possibilité de graffer en temps réel sur les murs virtuels par le biais d’une interface à la Paint.

Vue d’une passerelle entre deux blocs des Magasins Généraux

Mais avant de vous laisser partir à la découverte du site, présentons deux artistes qui ont laissé leur empreinte sur ces murs un temps oubliés. Deux artistes dont l’art se mêle à la mélancolie des lieux abandonnés dont ils apprécient particulièrement l’esthétique. Commençons avec Frédéric Malek, alias Lek que beaucoup connaissent pour ses collaborations avec Sowat, le duo s’est forgé une solide réputation, investissant des ruines en tout genre : d’un magasin abandonné du Nord de Paris en 2010 aux sous-terrains du Palais de Tokyo en 2012 pour finir par accéder en 2016 à la prestigieuse villa Médicis, faisant d’eux les premiers graffeurs académiciens de France à Rome. Cependant c’est dix ans plus tôt que Lek découvre les lieux en compagnie d’amis graffeurs (FléoHorphée et Gorey). Si divers chrome réalisés par d’autres artistes sont déjà présents dans les Magasins Généraux, à l’instar des travaux de VinilTonka ou Ypope Lek et ses camarades vont investir les lieux de manière importante. Si certains restent traditionnels dans leurs approches picturales, Gorey et Lek profitent de ces immenses surfaces vierges aux diverses anfractuosités pour s’essayer à de nouveaux styles. Ce-dernier improvise un style nouveau entre writing classique et abstraction, constitué de flèches striées, qu’il nomme « style parasitaire ».

Mon idée, avec ce style, était d’épouser le bâtiment. Les flèches forment l’armature du lettrage et ensuite se subdivisent pour aller un peu partout. C’est comme un système dont la flèche est l’ADN du virus. Elles ne sont pas figées et donnent plusieurs directions […] A la bombe, tu peux plus facilement passer pas-dessus les reliefs et laisser aller ton trait. Cela va bien avec le côté dense de la flèche qui va où elle veut. Qui conquiert le bâtiment. Je me disais que tout cela augmenterait le côté parasitaire.

Graffiti style parasitaire de Lek et insectes de Itvan Kebadian

Un autre plasticien qui envahit les ruines pour mieux propager son art, c’est Itvan Kebadian. Né en 1985 à Paris, l’artiste se forme à l’École Nationale Supérieure d’arts plastiques de Bourges. Dès 1998 il se lance dans l’aventure du graffiti mais c’est en 2005 que son art prend un tournant, choisissant d’investir des friches et autres lieux abandonnés, il commence à peindre des insectes à la peinture noire. Si il ne signe pas ses œuvres, son style est cependant parfaitement reconnaissable. Son amour des ruines le poussera notamment à s’aventurer dans les anciennes usines désaffectées qui vieillissent le long du trajet du Transsibérien afin d’y laisser sa marque au cœur de ces monuments de béton de l’ancien bloc soviétique. En 2008, il découvre à son tour les Magasins Généraux où il va rapidement essaimer ses colonies d’insectes en tout genre, rampant le long des murs, des tuyaux et des fenêtres, quitte à se frotter aux œuvres des pionniers des lieux.

En général, je ne peins jamais mes insectes là où il y a des tags ou les œuvres d’autres graffeurs mais, cette fois, j’avais envie de les intégrer à la peinture de Lek (que je ne connaissais pas). Je trouvais que ses flèches étaient dans le même esprit. C’est du tracé direct, il n’y a que deux couleurs, et je trouvais qu’elles avaient un côté végétal qui allait bien avec mes insectes. Comme des plantes qui envahissent les murs d’un bâtiment abandonné avec mes insectes qui colonisent également l’endroit.

Graffiti de Gorey et insectes de Itvan Kebadian

Cet article que vous êtes en train de lire est, à bien y penser, un autre moyen de faire vivre dans la mémoire internet et votre propre mémoire, l’histoire d’un lieu désormais disparu. En ce sens, les propositions telle que Graffiti Général, offrent de nouvelles perspectives quant à la manière de conserver l’art urbain, par le biais de fantômes désormais composés de lignes de codes. Nous aurions pu ici, continuer à présenter nombre d’artistes ayant, eux-aussi, offert leur contribution à cette œuvre intemporelle que sont les Magasins Généraux de Pantin, mentionnons le crew TWE aux œuvres collaboratives imposantes ou encore la façade décorée par Artof PopofDa CruzMarko et toute une ribambelle d’artistes urbains. Mais l’intérêt du site est d’être à l’image du lieu : un terrain d’explorations pour les curieux. Bonne visite à vous sur Graffiti Général !


Informations supplémentaires :

Site de modalisation 3D : http://www.graffitigeneral.com/

Site des Magasins Généraux : https://magasinsgeneraux.com/fr/histoire-du-lieu

BOUKERCHA KarimGraffiti Général, Paris, Dominique Carré, 2014 [199p.].