Comme l’encre sur le papier, la culture se répand dans l’espace. Fini le temps des musées conquérants, fini le temps des temples de l’art, fini le temps des poussiéreuses bibliothèques ! Aujourd’hui je vous parle d’un temps, que les moins de 20 ans ont certes bien connu : l’âge de la culture internet.
Depuis longtemps les institutions tendent à propager la culture du mieux possible. André Malraux qui aimait à dire qu’il était à l’art ce que d’autres étaient à la religion, jouait le rôle du pieux prophète de la connaissance venant évangéliser à l’art les foules. Cependant le sens de la culture a changé : avec l’apparition du World Wide Web, la direction à sens unique que prenait la culture de l’art s’est soudainement transformée en réseau arachnéen (c’est bien ce que veux dire web…) où tout un chacun peut partager avec n’importe qui, ses propres connaissances. Forum, blogs, vidéos Youtube, réseaux sociaux, autant de moyens d’échanger les savoirs sans la participation des institutions classiques : la culture pour tous et par tous.
Parmi les nombreux parallèles que l’on peut faire entre internet et les arts urbains, le rapport de la diffusion de l’art et les publics qu’il touche sont amusants par leurs similitudes. Dans le cas du graffiti new-yorkais, l’idée de « véhiculer l’art » est à prendre au pied de la lettre, les célèbres trains R38 du réseau de transport MTA en sont une illustration littérale. Dans les années 1970, les tags et les graff dans un premier temps à l’intérieur des rames de métro, vont finir par être exécutées sur l’extérieur des wagons de manière à ce que tous puissent les voir. Le métro permettait aux jeunes writers de diffuser leur nom et leur style à travers toute la mégapole, du Bronx à Brooklyn en passant par Manhattan. Des écoles stylistiques se sont formés autour des grandes figures comme Seen, Dondi, Lady Pink et tant d’autres, leurs pieces étaient comme autant de messages qui circulaient sur le réseau MTA. Si l’essentiel des œuvres de ces writers de la première génération étaient destinées à leurs pairs, cela ne les a pas empêché de passer d’autres messages à caractère social. Ainsi les new-yorkais ont découvert les wagons « Merry Christmas » et « Happy Holidays », les messages taquins à l’égard des politiciens et de la brigade anti-graffiti ou encore d’autres wagons plus sérieux comme ceux que Lee et son crew avaient réalisé en 1979 en réaction à la course à l’armement nucléaire pendant la guerre froide. Les trains étant ainsi métamorphosés en autant de peintures et de lettres mouvantes se déplaçant à travers la ville, parler de réseau social ne paraît pas si incongru.
Pour conclure cette série « Des Rues Virtuelle », nous avons décidé de partir en vadrouille à la découverte de l’Universal Museum of Art, un musée 2.0 ! Le projet fondé par Jean Vergès et Benjamin Hélion s’inscrit dans cette tendance de démocratisation d’accès à la culture par le biais d’internet en proposant des expositions virtuelles accessibles gratuitement et à toute heure. Parmi les expositions-phares qui ont suivi la mise en ligne de leur site, A Walk Into Street Art permet de découvrir dans un bref parcours les grandes figures de l’art urbain contemporain tout en présentant quelques précurseurs du mouvement. L’exposition Subway Art, quant à elle, rend hommage au travail photographique d’Henry Chalfant qui a suscité des vocations dans le monde entier avec la publication d’un livre éponyme en 1984. L’exposition virtuelle offre une manière différente de regarder cette épopée du graffiti new-yorkais qui renaît par la magie de la modélisation. Cette conquête du monde réel et numérique par l’art n’est pas sans faire écho à ce que disait rétrospectivement le writer Mare 139 : « We may have lost the trains, but we’ve gained the whole world ». Laissons à présent la parole à Jean Vergès qui ne cache pas son intérêt pour les arts urbains…
Simon : Comment est né le projet de l’UMA et quelle a été l’influence de ta formation d’historien de l’art ?
Jean : Le projet est né d’un constat. Le constat que lorsque l’on s’intéresse à l’art, quel que soit le sujet; si l’on tape les mots clefs sur notre barre de recherche, on va tomber sur la page Wikipédia ou sur Google Images. Autant dire qu’on va avoir accès à un contenu très peu éditorialisé, très peu en phase avec nos habitudes de consultation artistiques et finalement assez pauvre. Il y a quelques projets qui ont essayé de prendre le pas, tel que le Google Art Project, mais qui s’avère être plus une base de données qu’un lieu de divertissements. Le reste est principalement constitué d’initiatives dispersées, sur des blogs ou des forums divers qui n’ont pas d’ambition universaliste. Nous sommes donc partis de ce constat-là et on a voulu créer ce musée en réalité virtuelle afin de couvrir un maximum de sujets et d’en faire un divertissement artistique, un outil d’enrichissement personnel, toutes ces problématiques qui touchent à l’apprentissage et à la découverte de l’art.
L’influence de ma formation est énorme ! Elle me permet de sélectionner les projets d’expositions sur lesquelles travailler, d’avoir une méthode de recherche. Pas des connaissances dans l’absolu ceci dit… c’est impossible d’avoir des connaissances sur tous les sujets que l’on aborde. Mais au moins d’avoir une rigueur en termes de recherche. Voilà pour le côté sérieux. Mais le projet m’a aussi permis de me libérer de tous les carcans académiques pour pouvoir aborder les récits artistiques de manière plus décomplexée, en mélangeant les genres, les styles et les références culturelles.
Simon : L’avantage de ce projet est de pouvoir présenter les œuvres que l’on souhaite, de la manière que l’on souhaite. Il y a notamment l’intérêt de pouvoir montrer des œuvres in situ. C’était le cas pour l’exposition sur les fresques de la Renaissance italienne et c’est particulièrement flagrant en ce qui concerne l’art urbain.
Jean : C’est « in situ » sans être « in situ ». On n’a pas cherché à récréer entièrement les lieux dans lesquels ces œuvres se trouvaient : le mur de Palestine avec l’œuvre de Banksy, on en a pris six mètres, pas les cinquante kilomètres. Nous avons voulu créer un décor qui permettait de les contextualiser un minimum. Mais en même temps, on a un peu trahi le sens du fait que nous les avons isolés de leurs réels contextes. Nous avons trouvé un compromis entre avoir juste une photo de l’œuvre comme si elle était sur un écran ou dans un cadre et avoir une recontextualisation parfaite.
Simon : Il y a cependant une importance donnée à la modélisation de l’environnement. On n’est pas dans un dispositif muséal à la white cube. Il y a notamment un respect donné à l’échelle des œuvres, les unes par rapport aux autres. De même, le visiteur a la possibilité d’utiliser un casque de réalité virtuelle, si il en a un, pour vraiment faire une immersion dans cet espace numérique.
Jean : Tout à fait, la modélisation 3D est extrêmement importante ! Comme je l’expliquais, elle est partie intégrante dans notre découverte de l’art. La seule alternative qui est assez populaire et répandue c’est le livre d’art. Mais à part ce dernier dont on tourne les pages, quand on voit de l’art, c’est le plus souvent au musée, en galerie ou dans la rue, donc dans des espaces avec des volumes, avec un rapport d’échelle, avec un décor, avec un contexte, etc. Toutes ces choses-là, on n’a pas voulu s’en séparer, on avait jugé que c’était particulièrement important pour le public : d’ailleurs l’expérience le prouve puisque les gens passent beaucoup plus de temps immergés dans un décor en 3D plutôt que devant un simple diaporama. Par ailleurs la réalité virtuelle apporte ce petit effet en plus, cet effet « Wahou ! » où le spectateur fait face à l’œuvre et où les barrières sont complètements détruites.
Simon : Toujours dans cet esprit de visite virtuelle, outre la modélisation, il y a un peu de l’esprit de la rue, l’esprit de l’art urbain que l’on cherche dans les recoins des murs. J’ai cru voir quelques œuvres dissimulées tout au long du parcours, est-ce intentionnel ?
Jean : Effectivement ! C’était un choix de Yannick Boesso qui était commissaire de cette exposition. Parmi une vingtaine d’œuvres emblématiques de différents mouvements du street art, de l’abstraction, du graffiti, de la scène new-yorkaise, et autres ; nous sommes venus glisser dans cette sélection, des marques, des tags, des signatures d’artistes qui ont fortement marqué l’histoire de l’art urbain. On trouve un rat de Blek le rat à un endroit, on trouve un tag de Taki 183 ailleurs ou encore une couronne de Cornbread. Nous avons voulu laisser la surprise aux visiteurs de la même manière que dans la rue, ces œuvres sont découvertes à la surprise des passants.
Simon : Justement par rapport à cette collaboration avec Yannick Boesso, avez-vous fait appel à d’autres spécialistes ? Quel a été votre travail de documentation ? Notamment pour Subway Art qui apparaît comme indépendant de Walk Into Street Art.
Jean : Yannick était commissaire pour l’exposition, c’est donc lui qui a fait la sélection des œuvres et nous avons écrit conjointement les textes. Lui-même s’est renseigné, a demandé des avis à des gens du milieu, je pense notamment à Christian Omodeo. Pour ce qui est de Subway Art avec Henry Chalfant, c’était un petit rêve qu’il avait et que j’ai très vite partagé. Ce sont des trains qui ont tous disparus, qui ont été repeints, aucune de ces œuvres-là n’existent encore aujourd’hui… Elles n’existent que grâce aux photographies d’Henry Chalfant ! Nous lui en avons parlé, on lui a demandé s’il apprécierait qu’à partir de ses photographies on recréait les wagons tels qu’ils étaient à l’époque.
Simon : J’ai pu observer en regardant les affiches d’expositions qu’il y avait eu une distinction de fait entre la section Subway Art et le reste de l’exposition Walk Into Street Art alors que les deux sont reliées dans la modélisation. Est-ce une distinction liée à la chronologie des expositions ou une distinction thématique ?
Jean : Les deux expositions ont été réalisées conjointement et effectivement elles sont reliées puisqu’à la fin de la première exposition on entre dans une bouche de métro et on ressort sur le quai de la gare. Mais nous avons voulu, malgré tout, les distinguer parce qu’il ne s’agit pas de la même problématique : il y en a une qui est un « solo show » consacré au travail d’Henry Chalfant et de l’autre une exposition davantage thématique sur l’art urbain en général.
Simon : A l’heure où les expositions de street art consistent principalement en la monstration d’œuvres d’ateliers, votre proposition a le mérite d’être assez originale. Quel a été le discours muséal que vous avez offert sur l’art urbain ?
Jean : Nous n’avons pas vraiment voulu nous positionner dans ce vieux clivage entre l’art urbain en galerie ou dans la rue, ce n’était pas notre rôle. Notre vision était que l’on vit tous avec le street art de manière quotidienne et pourtant personne ne sait très bien de quoi il s’agit. Il y a une grande méconnaissance de ce mouvement-là, excepté des initiés. Nous avons donc voulu donner une vision générale de tout cela à quelqu’un qui n’y connaîtrait rien. Montrer des œuvres majeures des grands artistes comme Obey, Harring, JR ou d’autres et en même temps montrer des choses moins connues, plus avant-gardistes comme des œuvres abstraites ou des choses originales comme les vidéos de Blu qui évoluent dans tous les sens. En somme, quelque chose de représentatif, destiné au profane.
Simon : Le sujet est assez vaste, c’est compliqué d’en faire le tour en une exposition, il y a beaucoup de choses qui n’ont pas été présentées, je pense au graffiti européen et à d’autres formes internationales de street art. Est-ce que l’on peut s’attendre à d’autres expositions consacrées à l’art urbain ?
Jean : Oui ! Ce n’est qu’un début ! D’ailleurs Yannick le dit à chaque fois qu’il en parle : ce n’est qu’une vingtaine d’œuvres qui se veulent représentatives mais en réalité ce n’est rien du tout. Nous avons été sur un parti-pris très limité et arbitraire. A terme, on envisage de faire une exposition qui s’intitulerait The Godfathers of Street Art, dans laquelle on braquerait le projecteur sur les pionniers du street art. Quand est-ce que ce sera fait ? Je ne sais pas. L’UMA n’a pas vocation à représenter un seul mouvement artistique, mais j’espère que dans l’année, on aura l’occasion d’un faire une autre.
Site de l’UMA :
Sources :
CHALFANT Henry & COOPER Martha, Subway Art, Londres, Thames & Hudson, 2015 [128p.].
WACLAWEK Anna, Street art et graffiti, Paris, Thames & Hudson, coll. L’Univers de l’Art n°103, 2012 [208p.].
CHALFANT Henry & SILVER Tony, Style Wars, Public Art Films, 111 minutes, 1983.