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Tania Mouraud : Écriture(s)

Huit heures du matin, les yeux ensommeillés et la tête lourde, les mots se bousculent tandis que j’essaye péniblement de lire dans le train dont le bourdonnement distrait ma lecture. Noirs sont les mots, blanche est la page, alors que la typographie devient trouble sous mon regard… Derrière les vitres embuées, mes yeux observent le paysage défilant à toute allure : blanche est la neige, noirs sont les arbres nus. Enfin arrivé à Rouen, le crissement des freins et le froid du quai me hérissent l’échine et j’avance alors nonchalamment, hors de la gare, descendant la rue Jeanne d’Arc pour rejoindre la Seine. Le vent d’Hiver s’en allant sifflant, soufflant sur mon visage n’empêche guère mon cheminement jusqu’au Hangar 107. Me retournant vers la ville aux cents clochers, j’observe les immeubles aux ombres noires se détachant sur un ciel d’un blanc éclatant. M’engouffrant enfin dans le bâtiment, le temps semble soudain ralenti en pénétrant dans le paradis blanc de Tania Mouraud où les lettres noires de jais s’effacent pour devenir de la poésie.

Vous l’aurez compris, aujourd’hui nous voyagerons dans l’Œuvre atypique de l’artiste Tania Mouraud, à qui Nicolas Couturieux et Jean-Guillaume Panis du Hangar 107 ont rendu hommage dans cette exposition Écriture(s)inaugurée le 18 janvier dernier et terminant le 9 mars.

Tania Mouraud en 1968, posant devant Infini au carré © Tania Mouraud

Née à Paris en 1942, Tania Mouraud se familiarise rapidement à l’art d’avant-garde des années 60, notamment le groupe ZERO dont la dimension universaliste et internationale a pu la marquer lors de ses séjours en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis. Dans un premier temps influencée par le Nouveau Réalisme, elle produit des toiles colorées tantôt géométrisantes où les thématiques spatiales affleurent. Cependant, en 1968 l’artiste décide de s’émanciper, tirant un trait sur le passé. Tania Mouraud organise une performance à l’hôpital de Villejuif intitulée Autodafé où elle détruit par le feu ses tableaux. Dès lors, son Œuvre s’oriente vers deux questionnements récurrents : la question de l’espace et la question du langage. Si l’artiste s’essaye à la performance, à la photographie ainsi qu’à la vidéo, c’est pour son travail sur les mots et dans l’espace public qu’elle connaît une renommée certaine. Ainsi, quatre ans après une première grande rétrospective de sa carrière au Centre Pompidou-Metz, cette exposition du Hangar 107 à Rouen met à l’honneur l’amour de la lettre chez Tania Mouraud en remontant en 1977 jusqu’à aboutir à ses séries les plus récentes.

JEUX DE MOTS

L’écriture comme art semble être un sujet tautologique, l’imbrication des deux éléments étant pour le moins inextricable. L’écriture plus qu’un simple outil de communication s’est très tôt parée d’une dimension artistique. Ainsi durant l’antiquité grecque, un certain Simmias de Rhodes produisait les premiers calligrammes, si chères à Apollinaire, qui en invente le nom en 1918 dans son recueil éponyme. Si l’art se mêle à l’écriture, il arrive aussi que l’écriture se mêle à l’art : exception faite des inscriptions et des représentations de livres dans la peinture renaissante, en particulier dans les natures-mortes, le début du XXesiècle voit l’invention du collage en art. Les cubistes et artistes Dada s’amusent à coller les mots et les lettres, les découpant, les déformant jusqu’à parfois rendre illisible un quelconque sens littéraire. Cette tendance se poursuit plus tardivement avec le lettrisme en 1945 initié par Isidore Isou et l’art conceptuel des années 60 où l’écriture sert de support à une auto-réflexivité de l’art.

Mallarmé, peinture murale, Hangar 107 (Rouen), 2019 © Julien Tragin

Bien qu’indépendante dans sa pratique, Tania Mouraud n’en reste pas moins héritière de ces traditions calligraphiques, cette dernière s’affirme néanmoins en tant qu’artiste et non en tant que poète. Il est cependant intéressant de constater que l’une des œuvres réalisées in situ dans le cadre de l’exposition s’inspire justement d’un poème typographique de Malarmé intitulé Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. L’œuvre reprend le style iconique de l’artiste qui étire ses lettres jusqu’à nuire à la facilité de lecture du message. C’est d’ailleurs là le but recherché puisque le spectateur indolent ne verra que des lignes noires et blanches, quand au contraire, le spectateur attentif s’investissant pleinement dans la lecture réussira à percevoir ce qui est écrit. A ce titre Tania Mouraud se réfère, non sans taquinerie, à cette réponse que donne le peintre Frank Stella à Harold Rosenberg en 1972 :

What you see is what you see.

Toujours dans l’idée de jouer de la lettre, Tania Mouraud initie en 1988 sa série Black Power dont le titre affiche l’attention que l’artiste porte aux normes typographiques mais aussi aux sujets sociaux comme la lutte des afro-américains aux États-Unis pour une égalité véritable. Dans ce cadre, l’artiste travaille en relief, manipulant les contre-formes, ces espaces laissés vierges à l’intérieur des lettres. Cette attention portée au négatif s’inscrit d’ailleurs dans une réflexion plus large de l’artiste comme l’analyse l’historien de l’art Arnauld Pierre :

C’est en manipulant, en effet, les négatifs des photographies du « NI » que l’artiste, un instant déroutée dans ses habitudes de lecture au point de ne plus savoir identifier ce qu’elle avait sous les yeux, prend conscience des potentialités d’invention plastique et visuelle contenues dans les jeux de réversibilité du blanc et du noir.

Dans la continuité de cette série, Tania Mouraud entame le projet Black Continent en 1991 où la contre-forme s’étend à des phrases entières donnant au mur des allures de partition musicale où les notes se déplacent. Parmi les œuvres présentées lors de l’exposition, nous retrouvons l’une de ces frises aux reliefs en bois sur laquelle les ombres et la lumière s’accrochent au gré des aspérités de la peinture coulante.

Frise II : percevoirdiscerneridentifierreconnaître, acrylique sur bois, Hangar 107 (Rouen), 1991 © Simon Grainville

Enfin, une large section de l’espace du Hangar 107 est dédiée à la récente série des Mots Mêlés initiée en 2017. Tania Mouraud, maintenant âgée de 77 ans s’amuse à dire qu’en tant que « vieille dame », elle aussi s’est mise aux mots croisés. Les œuvres réalisées sur plaques de tôle affichent ainsi des séries de lignes noires erratiques que l’on imagine sorties d’un étrange algorithme destiné à produire codes-barres et QR codes. Ce qui s’avère être en parti vrai puisque ces grilles ont été aléatoirement constituées d’après un logiciel informatique. L’artiste jouant ainsi des hasards du langage informatique qui rend abstrait et abscons des citations pourtant très littéraires tirées des textes de l’Apocalypse, de la poésie indienne de Tagore ou encore des paroles de l’opéra de Philip Glass, Einstein on the Beach.

Mots mêlés, peinture de carrosserie sur tôle, Hangar 107 (Rouen), 2018 © Simon Grainville

PAGES URBAINES

Si l’écriture et ses formes sont d’une importance capitale pour Tania Mouraud, l’espace où elle inscrit ses œuvres ne l’est pas moins. Déjà adolescente, l’artiste parsemait les murs de sa chambre de citations glanées ça et là. Sa soif d’espace, de liberté et de lieux impactants l’ont rapidement poussé à sortir du cadre restrictif de la toile pour s’ouvrir à l’espace du mur. Ainsi au début des années 70, ses premières incursions de la série Plastics jouaient hors cadre. Ces phrases sur des bâches de plastique incitaient à réfléchir au sujet de notre rapport au lieu et à la manière dont nous le définissons, mais plus encore à la manière dont nous le percevons.

Part of a whole, lettres PVC adhésives sur polyvinyle transparent, Galerie de Poche (Paris), 1972 © Tania Mouraud

Parmi les œuvres-phares présentées au sein du Hangar 107, nous redécouvrons City Performance N°1. Sans doute l’un des projets les plus marquants de l’artiste ! Entre décembre 1977 et le début d’année 1978, Tania Mouraud, avec l’accord des grands publicitaires Jacques Dauphin et Philippe Calleux ; installe dans plusieurs arrondissements de Paris, 54 panneaux de trois sur quatre mètres en lieu et place des habituelles publicités. L’intensité visuelle de ces affiches sérigraphiées sur lesquelles les passants observent un imposant « NI » a de quoi bouleverser le spectateur dans ses pérégrinations citadines. Bien que les analyses de cette performance soient légion, l’artiste ne cache pas la dimension anti-consumériste de ce « NI » placé au cœur d’un espace urbain usuellement saturé d’incitations commerciales :

J’ai essayé de briser le discours unitaire en introduisant le connecteur « NI » pour ouvrir le discours et retrouver l’universalité. C’était aussi une manière de prendre la parole et dire mon désaccord avec l’idéologie occidentale d’un « salut » basé sur les objets (de consommation, de pensée, etc.).

City Performance N°1, affiche sérigraphiée, intervention urbaine (Paris), 1977-78 © Tania Mouraud

Il est intéressant de souligner la manière dont Tania Mouraud s’inscrit dans cette tendance initiée au début des années 60, dans laquelle l’art contemporain se confronte à l’espace public. Daniel Buren et ses affichages sauvages de 1968 nous vient vite à l’esprit, ses séries de bandes bicolores s’inscrivant parfois sur des panneaux publicitaires sont potentiellement une source d’inspiration pour Tania Mouraud. Mentionnons aussi le travail non moins intéressant que produit l’artiste Jenny Holzer outre-Atlantique entre 1977 et 1979 avec sa série Truisms, composée de centaines de phrases qu’elle dissémine sur les murs de New York, invitant le spectateur à réfléchir à la nature même de ces injonctions.

En continuité de City Performance N°1 et reprenant son esthétique spécifique des Wall Paintings tout en calligraphie longiligne, Tania Mouraud continue de laisser sa marque dans l’espace urbain à travers le monde. En 2016 ce sont 91 panneaux publicitaires que l’artiste investit en Roumanie, rendant un hommage spécifique pour le public du pays en citant l’un des vers du poète Benjamin Fondane : « Crier toujours jusqu’à la fin du monde. » La plasticienne consciente des pouvoirs du langage s’est également illustré en 2005 avec sa série Dream, écho au célèbre discours de Martin Luther King, renouant ainsi avec ses revendications politiques présente dans Black Power et Black Continent. La célébrité et l’universalité de cette phrase rendent inutile la moindre traduction, cependant Tania Mouraud qui voit chaque langue comme un univers visuel indépendant s’est échiné à la traduire dans différents alphabets à la plasticité visuelle certaine : cyrillique, chinois, hindi, hébreux et arabe, de manière à investir des lieux divers sans que ses installations soient perçus comme des invasions langagières.

Dream, impression numérique sur papier affiche, intervention urbain (Vitry-sur-Seine), 2014 © Tania Mouraud

ÉCRITURE, WRITING ET CULTURE JAMMING

A l’instar d’Ernest Pignon Ernest, issu de la même génération, Tania Mouraud s’est parfois vue assimilée à la tendance contemporaine du street art. Nous pourrions alors nous insurger en criant à l’anachronisme, au changement de contexte, cependant les liens de l’artiste avec l’art urbain contemporain deviennent de plus en plus mêlés. En effet, cette dernière expose sur le M.U.R., rue Oberkampf en 2013 et expose la même année aux côtés d’Alber et GoddoG sur le Mur de l’Atlantique à Arromanches-les-Bains. Il n’est finalement pas tout à fait inopportun de dresser ici quelques parallèles.

Force est d’admettre que l’Œuvre de Tania Mouraud trouve esthétiquement et/ou intellectuellement un écho chez plusieurs jeunes artistes contemporains, de manière consciente ou inconsciente. Dans un premier temps RERO dont le travail sur le questionnement des mots, de leur sens et de leur valeur entre en adéquation avec les réflexions de son aînée. Son travail dans l’espace et sur les murs où les mots se déploient dans une typographie noire claire et lisible n’est pas sans évoquer la série Plastics de Tania Mouraud. RERO ne se cache pas de ces influences, allant même jusqu’à les revendiquer fièrement :

Mes références, ce sont plutôt des gens issus du street art. Ou qui en sont proches, comme Tania Mouraud, que j’ai eu la chance de rencontrer il y a quelques années et qui a eu une grande influence sur mon travail.

RERO, Is your child a tagger ? © RERO

Il est d’ailleurs intéressant de noter que ce dernier et Thomas Canto avaient eu droit à une exposition précédant celle de Tania Mouraud au sein du même Hangar 107. Ce qui témoigne d’une programmation intelligente traitant cette année de la question du lettrage en art sans se borner aux étiquettes street art, graffiti ou art contemporain.

Parmi les grandes figures de l’art urbain, citons encore l’Atlas dont les méandres et grecques formant d’inextricables dédales de lettres font évidement penser au travail de lettrage de Tania Mouraud. Formé à divers types de calligraphies, le travail de l’Atlas trouve un écho non pas tant dans l’auto-réfléxivité des mots mais dans la recherche perpétuelle des possibilités graphiques qu’offre la lettre :

Il existe une connexion graphique entre le travail de Tania Mouraud et le mien. Du coup, les gens pensent qu’il s’agit de la même chose. La recherche de l’universel, qui sous-tend notre travail, est elle-même universelle…

L’Atlas, L’Atlas © L’Atlas

Enfin, bien qu’il ne s’agisse pas de l’un des thèmes les plus récurrents dans son art, il est intrigant de noter que la première installation urbaine de Tania Mouraud s’inscrivait précisément sur l’espace publicitaire. La dimension critique à l’égard d’une société de consommation inscrit le travail de l’artiste dans une tradition toujours présente chez nombre d’artistes urbains engagés. La tendance au culture jamming ou sabotage culturel s’affirme comme le détournement des médias de masse afin de conspuer un système dont le mercantilisme devient insupportable. Ainsi Ludo avec ses insectes biomécaniques et plantes toxiques, dénonce à même les publicités, les répercussions écologiques de notre société. Vermibus dissout à l’acide les visages parfaits et retouchés des mannequins des magazines. ZEVS, pour sa part, est allé jusqu’à organiser un « kidnapping visuel » de l’égérie de la marque des cafés Lavazza en découpant son image d’un immense panneau publicitaire à Berlin en exigeant une rançon.

En conclusion nous pourrions dire que la direction du Hangar 107 a compris l’une des dimensions les plus fortes de l’Œuvre de Tania Mouraud : l’amour du lettrage. Chose qui se ressent dans la programmation mirifique qu’ils proposent en exposant l’artiste sur leurs murs la même année que des writers « pur-jus » à l’instar de Craig Costello, Tilt ou encore DAIM. Si Tania Mouraud n’est pas une graffeuse, elle partage cependant avec ces derniers une fascination pour les possibilités graphiques des lettres, un amour du secret également puisque qu’avant de déchiffrer un tag, une piece ou un wall painting, il faut longtemps étudier et entrer dans le monde de l’artiste, faisant du lettrage un outil, un art et une arme à la fois…comme disait Rammellzee :

Au XIVème siècle, les moines ont orné et ont illustré les manuscrits de lettres. Aux XXIeet XXIIe siècles, les lettres de l’alphabet sont maintenant armées pour les courses de lettres et les batailles galactiques.

SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE :

DAGEN Philippe [dir.], Époque contemporaine : XIXe-XXIe siècles, Paris, Flammarion, Histoire de l’art (T4), 2011 [627p.].

GUENIN Hélène [dir.], Tania Mouraud (Metz, Centre Pompidou-Metz, 4 mars 2015 – 5 octobre 2015), Metz, Centre Pompidou-Metz, 2015 [233p.].

LAMY Franck [dir.], Tania Mouraud, Ad nauseam (Vitry-sur-Seine, MAC-VAL, 20 septembre 2014 – 25 janvier 2015), Vitry-sur-Seine, MAC/VAL, 2014 [254p.].

LASSERRE Guillaume, « Tania Mouraud, esthétique du mot », Mediapart, 14/02/2019 (https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/070219/tania-mouraud-esthetique-du-mot)

LEMOINE Stéphanie, « L’art comme déchiffrement : les écritures de Tania Mouraud au Hangar 107 », Artistikrezo, 21/02/2019 (https://www.artistikrezo.com/art/lart-comme-dechiffrement-les-ecritures-de-tania-mouraud-au-hangar-107.html?fbclid=IwAR2zoXnOSStu0ypaq8wHTnAdZvvoXR19IPzx2oFetu3HWCUDiStnNXkqx34)

PIERRE ArnauldTania Mouraud, Paris, Flammarion, La Création Contemporaine, 2004 [191p.].

VICENTE Anne-Lou« Jean Faucheur et L’Atlas, deux pionniers de l’art urbain », Paris Art, 25/05/2005 (https://www.paris-art.com/jean-faucheur-et-l-atlas/)

INCONNU« RERO : « L’œuvre, c’est l’intervention » », Artistikrezo, 17/06/2015 (https://www.artistikrezo.com/art/interview-de-rero.html)

Site du Hangar 107 : https://www.hangar107.fr/blog-art/

Site de Tania Mouraud : https://www.taniamouraud.com/