A l’approche du bassin d’hiver, la température monte, l’odeur du chlore se fait entêtante et l’humidité devient « tropicale »… Néanmoins si nous parlons de Molitor aujourd’hui ce n’est pas tant pour ses espaces thermaux cossus, ni même pour voir des bikinis (qui avaient pourtant fait leur première apparition ici même en 1946 grâce à Louis Réard). Non ! Ce qui a poussé l’équipe d’Urban Art Paris à enquêter au bord de l’eau, c’est la sortie du livre Molitor : vibrations artistiques qui vient consacrer un projet qui, entre 2016 et 2018, a vu affluer près d’une soixantaine d’artistes urbains. Il est temps de revenir sur l’histoire de la piscine la plus « street » de Paname !
De l’Art déco à l’art du métro
C’est en 1928 que l’entrepreneur privé Antoine Belverge propose au conseil de Paris son projet des « piscines plages d’Auteuil ». Dans un contexte de renouveau urbanistique et de développement des pratiques sportives, l’idée est acceptée avec enthousiasme et le bail est signé en 1929 accordant à Belverge 5300 m² d’espace. L’architecte Lucien Pollet est dépêché afin de mettre en œuvre le bâtiment qui s’avère être bien plus qu’une simple piscine. La structure est une œuvre de son temps : vestige marquant du « style paquebot », faisant fi des ornements au profit d’une géométrisation des formes et d’une pureté du design selon le crédo de l’Art déco. Ce triangle d’un blanc éclatant, aux hauts murs neutres percés de fenêtres-hublots fait figure de navire urbain sorti de quelque tableau de Charles Sheeler. L’une des rares excentricités concernant le décor intérieur est le travail de Louis Barillet. Ce peintre et vitrailliste participe au renouveau de l’art du verre dans l’architecture en France entre les années 1920 et 1930. Aujourd’hui encore, sont conservés à Molitor plusieurs de ses vitraux représentant des jeunes femmes en maillot de bain.
Néanmoins, le temps faisant son œuvre, Molitor tombe petit à petit dans un état de vétusté avancé. Bien qu’ayant rayonné de nombreuses années, le succès du lieu diminue de génération en génération et la patinoire montée en lieu et place du bassin d’été n’y change rien. Comme l’écrit Ludovic Roubaudi, le sort de Molitor était scellé dès 1970 :
« On eut beau refaire la verrière du bassin d’hiver, retaper quelques chapes, la piscine tombait en capilotade. Le système de filtration des eaux lui aussi faisait des siennes, et l’on a de nombreux témoignages de baigneurs s’étant plaints de la mauvaise qualité de l’eau. »
En 1989, soit soixante ans après la première signature, la mairie de Paris, alors propriétaire du lieu, décide d’en fermer les portes. Dans le même temps, plusieurs acteurs du monde patrimonial se battent pour l’inscription des piscines Molitor à l’inventaire des Monuments Historiques. La chose sera actée par un arrêté le 27 mars 1990. Dès lors le lieu est laissé à l’abandon, du moins le croit-on…
En effet, c’était sans compter les graffeurs des différentes générations, toujours en quête de tiers-lieux et de friches à explorer et recouvrir de couleurs ! Devenu l’un des nouveaux bastions du graffiti pour les writers parisiens, la légende d’un espace gigantesque, vaisseau de béton sur lequel l’on peut peindre en toute quiétude fait son chemin dans la communauté des artistes urbains. D’abord espace confidentiel, le bouche à oreille va finir par attirer les graffeurs venus de toute l’Europe qui feront le déplacement avec le célèbre billet « interrail ». Squat permanent ? Atelier à ciel ouvert ? Œuvre monumentale et collaborative ? Autant de définitions qui semblent convenir à ce qu’a été Molitor entre la fin des années 1990 et le début des années 2010.
L’âge d’or semble prendre fin en 2012 lorsque le lieu est définitivement fermé. Suite à un appel d’offre lancé par la mairie de Paris, les groupes Colony Capital, Accor et Bouygues sont sélectionnés pour un immense projet de restauration. Au grand dam des amoureux de la friche et des historiens de l’architecture, l’ancien bâtiment est quasi entièrement démoli en raison de la fragilité des matériaux d’origine. En l’espace de deux ans c’est une nouvelle piscine Molitor qui sort de terre, fidèle aux plans de Lucien Pollet. Malgré tout, l’ombre des artistes urbains plane toujours sur le complexe.
Souvenirs, souvenirs…
Hors de question de faire fi des artistes urbains ! Dès la réouverture des lieux en 2014, la direction artistique de Molitor exprime le désir de conserver un lien avec ce passé créatif bien qu’illégal. Opportunisme surfant sur la mode du street art pour certains, réelle volonté de respect et de commémoration à l’égard des graffeurs pour d’autres ; même les plus cyniques doivent reconnaître que les choses ont été faites avec sérieux. A l’occasion de la réouverture, l’art urbain est mis à l’honneur. L’incontournable mécène et galeriste Magda Danysz lance une série de lithographies réunissant plusieurs figures importantes de la scène artistique urbaine. Intitulée « 124 Collection », plusieurs d’entre elles, dont celle de Jace, figurent les deux bassins couverts de tags et de graffs. Dans le même temps le collectionneur passionné Laurent Jaïs initie l’exposition Under The Wave dans laquelle une vingtaine d’artistes ont été invités à peindre dans l’espace des cabines du bassin d’hiver.
« L’espace de la cabine, contraint par nature, est appréhendé comme un défi pour ces artistes de rue plus habitués aux grandes surfaces en extérieur. A l’issu de l’événement c’est une quinzaine de petits « cabinets de curiosités » qui sont conservés. »
L’enthousiasme soulevé par l’exposition achève de convaincre la direction quant à la ligne artistique que doit épouser Molitor. Entre 2016 et 2018, pas moins d’une soixantaine d’artistes se sont succédé dans les cabines afin d’y laisser, comme dans le temps, leur empreinte. En ce qui concerne le choix des artistes, la directrice artistique Sylvia Randazzo fait preuve d’une exhaustivité tout à fait louable. Nous retrouvons de jeunes artistes au talent remarquable à l’instar d’Hopare mais aussi des précurseurs du graff à Paris, c’est le cas de l’indétrônable Psyckoze ! Se côtoient également d’une cabine à l’autre des voisins aussi divers que Shuck One ou Nasty, tenants du writing traditionnel et Madame ou Levalet, artistes colleurs issus de la scène street art des années 2000. Parmi les œuvres dissimulées derrière les portes, le spectateur-baigneur peut découvrir des réalisations indépendantes du lieu (Mademoiselle Maurice, Marko 93) quand d’autres artistes se sont amusés à faire des clins d’œil à l’histoire de Molitor (Taroe, Kouka, Kan).
Parmi les œuvres les plus sincères dans leur hommage à ce que fut le Molitor « underground » nous pouvons nous tourner vers les réalisations de Pysckoze et Katre. La cabine du premier fait partie de celles réalisées en 2014. Nous y voyons au milieu des tags une foule de personnages caractéristiques à mi-chemin entre figuration et calligraphies. En bleu, sous la cohue, nous pouvons lire « Heretik » en référence à la rave party légendaire organisée le 14 avril 2001 au nez et à la barbe des autorités. Véritable opération commando, le lieu de l’événement ne fut révélée aux teufeurs qu’au dernier moment afin d’éviter les fuites. L’artiste se remémore l’événement :
« Je n’étais pas particulièrement informé de l’événement ce jour-là, mais le bruit s’était répandu comme une traînée de poudre dans tout Paris et j’ai fini par atterrir sur place au petit matin. La fête était à son apogée et la musique emportait tous ceux qui étaient sur place dans une transe hypnotique. »
Katre est sans doute l’artiste avec le rapport le plus intime à Molitor. Depuis la fin des années 1990, ce dernier s’est régulièrement rendu dans les bassins afin d’y graffer seul ou avec des amis. L’une de ses grandes réalisations sur le lieu est l’immense « 4 » monogramme-signature de l’artiste qu’il peint en rouge sur toute la surface du bassin olympique extérieur ! Néanmoins pour la cabine qu’il réalise dans le bassin d’hiver, Katre a créé une installation où peinture et bandes rouges se confondent en une anamorphose avec pour toile de fond une photographie en noir et blanc prise par l’artiste à l’époque de la friche. Cette intimité entre Katre et Molitor va plus loin que la simple excursion artistique ; il s’est, entre autres, lié d’amitié avec le collectif Les Maîtres Nageurs qui gérait pendant un temps le bâtiment et a également étudié les lieux dans un cadre plus « scolaire » :
« J’y suis entré pour la première fois en 1998. Il fallait escalader un mur, passer une grille, sauter dans le noir, puis on arrivait dans le bassin extérieur. C’était encore un espace relativement vierge. J’y retournais souvent pour graffer, faire des photos et des vidéos pour mon mémoire axé sur les friches, et Molitor en particulier. »
Au fil de l’eau
On parle volontiers de romans-fleuves, mais pourquoi pas de romans-piscines ? Quand l’on cherche à mêler lecture et Molitor, l’exemple de Boris Vian et L’Écume des jours vient vite en tête. Cependant c’est une tout autre histoire que celle des liens unissant l’art urbain à l’œuvre de Lucien Pollet. Katre en a bien-sûr parlé dans ses recherches et dans le livre tiré de ces dernières, intitulé Hors du temps. L’ouvrage du graffeur retrace l’histoire du graffiti dans les lieux abandonnés à la manière d’un artiste romantique contemplant quelques ruines sublimes. Un autre livre paru en 2014 fait la part belle aux mythes nés avec la friche : Molitor, ceci n’est pas une piscine. Sous la plume de Ludovic Roubaudi, naît une question qui mérite encore d’être posée : qu’est ce que Molitor ? De la même manière que pour les graffeurs, il est peu probable qu’une définition puisse satisfaire tout le monde. Néanmoins les nostalgiques des bassins couverts de tags pourront se consoler en admirant le travail photographique de Thomas Jorion et Dimitri Tolstoï qui ont su capturer l’âme de Molitor, temple du graff.
Pour en revenir au dernier publié, le livre Molitor : vibrations artistiques distribué en octobre dernier, se présente comme un inventaire du projet artistique mené par Sylvia Randazzo au sein des cabines du bassin d’hiver. La directrice artistique écrit une nouvelle page de l’histoire des lieux.
« Conçue comme un musée vivant de l’art urbain, la collection des cabines du bassin d’hiver constitue une vitrine du dynamisme et de la culture street art. Elle traduit notre volonté de soutenir les talents (émergent ou confirmés). »
Après un bref historique, la parole est donné à Psyckoze, Jace et Katre qui narrent leur découverte de Molitor et l’expérience personnelle qu’ils y ont vécu. Puis c’est le défilé des cabines ! Bien qu’elles ne soient pas toutes présentées, 68 des cabines y bénéficient d’une double-page décrivant chaque installation artistique et son créateur. On regrettera néanmoins l’absence des autres œuvres disséminées dans l’ensemble du complexe où la programmation mirifique de Sylvia Randazzo réserve aux curieux la surprise de découvrir d’immenses œuvres de Futura, Vhils, Jacques Villeglé, Astro ou encore Nunca, excusez du peu ! A ceux qui veulent plonger au cœur de l’art urbain, pourquoi ne pas flâner du côté de la porte d’Auteuil ?
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE :
CABRERA Élodie, KATRE : Entropik Cities, Grenobles, Critères Éditions, 2016 [96p.].
DUFOUR Marie, « A la piscine Molitor, l’art de rue a-t-il survécu ? », Télérama, 18/06/2016 (https://www.telerama.fr/sortir/a-la-pisicine-molitor-l-art-de-rue-a-t-il-survecu,143717.php)
PERREAU Caroline & MAIRET Catherine, Molitor : Vibrations Artistiques, Paris, H’Artpon, 2019 [172p.].
ROUBAUDI Ludovic & JORION Thomas, Molitor : ceci n’est pas une piscine, Paris, Archibooks, 2014 [172p.].
ZAS FRIZ Tamara, « Les Cabines d’artistes de Molitor, une plongée artistique audacieuses », Urban Art Paris, 12/02/2018 (https://urbanart-paris.fr/2018/02/cabines-dartistes-de-molitor-plongee-artistique-audacieuse/)
INFORMATIONS PRATIQUES :
Visites des cabines du bassin d’Hiver libres (gratuites) et guidées (payantes) les mercredi et samedi sur réservation UNIQUEMENT.
Accès libre aux expositions temporaires dans le lobby de l’hôtel Molitor (13 rue Nungesser et Coli, 75016 Paris).
Site internet de Molitor : https://www.mltr.fr/fr/
Facebook Molitor : https://www.facebook.com/MolitorParis/