Une nouvelle forme d’expression apparue dans les années 1960 aux États-Unis fut nommée par ses inventeurs : le “writing”. Cette terminologie s’écarte définitivement d’une autre, plus péjorative dévoyée par les autorités de l’époque : “graffiti”. Avec le terme writing, toute la richesse de l’activité intellectuelle que l’écriture comporte se déploie, a contrario du mot graffiti qui évoque plutôt un gribouillis illicite. Redonner ses lettres de noblesse à cette pratique, c’est aller à contre-courant de cette pensée hégémonique. C’est reprendre l’esprit de ses inventeurs, replonger dans le contexte étasunien des années 1960, où les vagues d’immigrations s’indignent de l’exploitation des castes supérieures sur celles définies comme inférieures.
Transgresser les lois pour exister
Rappelons-nous, dans un temps pas si lointain, la pensée dominante affirmait que certains êtres n’avaient « pas d’âme du fait de leur couleur ». Ou encore, l’homme avait, selon le code civil français, le pouvoir de violenter sa femme pour “l’éduquer”, tout comme les parents avec leurs enfants. Ecrire dans la rue c’est signifier sa présence, c’est révéler son âme au sein d’un tissu politique, c’est prendre part au monde en le modifiant, c’est contester la hiérarchie instituée.
Faut-il transgresser la loi pour faire valoir ses droits en tant qu’être humain ? Oui. Les lois sont faites par les puissants pour les puissants, les droits s’acquièrent à la force des grèves, par la création de syndicats. La contestation s’élabore dans les sphères intellectuelles, si la tangibilité du monde repose sur les épaules des sciences pures, nous avons des sciences humaines pour définir comment peupler le monde. C’est ainsi que des disciplines intellectuelles, ayant une dimension politique, philosophique, sociologique, économique ou encore artistique, vont concourir à façonner notre monde.
Aux origines de la signature
L’écriture propose de représenter le réel avec un corpus de signes abstraits. L’histoire de la peinture fut réagit pendant des millénaires par la représentation figurative du réel, puis en 1906 Hilma af Klint rompt ce mode de représentation du réel en présentant la première toile abstraite. La calligraphie, par ses lignes nouant cette kyrielle de signes abstraits, n’a jamais été incluse dans le champ de la peinture. C’est seulement en usant de stratégies de peintre que nous pouvons à présent y accueillir cette noble activité de transmission des savoirs.
Faire du mot une signature, et de la signature un art, en étirant ses lignes en surfaces colorées, en lui donnant des ombres, de la lumière, des contrastes, des cernes. La signature à cette portée sociale hautement symbolique dans l’histoire de la peinture. A la Renaissance, Léon Battista Alberti puis Léonard de Vinci considéraient la peinture comme un acte intellectuel, non pas simplement manuel. Ils ont défendu le statut de peintre en le faisant passer dans le champ libéral. Dès lors, le peintre commença à signer ses toiles. Aujourd’hui, cette signature est une condition sin qua none de la peinture et le rappelle à l’écriture, cette activité intellectuelle.
Quand les writers, pour la plupart issus de classes sociales d’ouvriers immigrés, ont commencé à signer sur les murs, n’est-ce pas dans ce même élan qui inspira Alberti et de Vinci à vouloir restatuer une condition professionnelle ? Peut-on continuer d’agencer la société de façon aussi pyramidale, en ayant des métiers sous-considérés parce que manuels et d’autres surévalués parce que libéraux ? Peut-on considérer qu’il est normal de rétribuer un avocat cinq fois plus qu’un éboueur par exemple ? C’est finalement ce que semble susurrer sur les murs les filigranes du tag.
Cette signature qui se délocalise du bas du tableau pour devenir le sujet principal de l’acte plastique, porte le même anthropocentrisme que celui qui gouverna la Renaissance. Cette préoccupation d’outre-siècle de se débarrasser les structures pyramidales qui en Europe étaient autrefois régies par la conception d’un monde absolu, et anti-scientifique du divin, sont aujourd’hui souvent détenues par un système de démocratie représentative laïque. Les peintres, en substituant Dieu par la représentation de nuages, ont signifié une volonté de changement, la même qui meut le peintre à poser son nom sur les briques d’un espace urbain organisé par les autorités. On signe pour signifier une présence, en s’inscrivant dans la même volonté instaurée à la Renaissance de modifier une condition sociale pyramidale. Abolir cette verticalité pour prétendre à une redistribution salariale plus équitable et qui entraîne in fine une redistribution des savoirs.
Si les injustices germent dans la structuration pyramidale de la société en privilégiant certains et en dénantissant d’autres, si celles-ci entraînent la criminalité et la délinquance à un niveau micro économique-social, et si les violences se traduisent par des lois autorisant les guerres, le chômage, la pauvreté et la destruction de l’environnement au niveau macro… Peut-on penser qu’une organisation plus horizontale de la société, donc plus équitable, peut structurer un monde plus juste ?
Si savoir c’est pouvoir, et si les pouvoirs détiennent les savoirs, peut-on supposer que leur redistribution permettrait d’ériger cette utopie ? Si les savoirs et le pouvoir – pour l’instant confisqués par une élite – permettent l’organisation de la démocratie, peut-on imaginer que leur redistribution rendrait possible l’agencement d’un système de démocratie directe ? Et si nous considérons le monde comme un rhizome écologique plus juste et non une ligne verticale asymétrique, peut-on dès lors envisager de concevoir un monde où les lois cessent de légaliser les violences citées précédemment ?
Le writing pour se libérer
L’identité nous est léguée dans un paquetage qui décrit notre condition sociale et de genre, et renseigne sur les probabilités de notre devenir. Quand le writer efface son identité au profit d’un mot voir d’un nom de substitution, accompagné parfois d’un chiffre ou d’une combinaison de chiffres, il efface ce lègue qui prédéfinit potentiellement son devenir social au profit d’un concept. L’illicite incite cette occultation de l’identité, et renforce le pouvoir de l’acte sur la condition prédéfinie. La législation dicte le devenir social, et pour sortir de ce carcan il faut le briser, donc le transgresser. La signature de ceux qui ne sont pas peintres, qui entament le plus souvent leur carrière de writer dans l’adolescence, emprunte au peintre le symbole de l’évolution du statut social. La signature marque la volonté d’abolition d’une condition de servilité au profit de la libéralité.
Ce mot-signe qui rompt avec les canons de la calligraphie classique est répété dans l’environnement, et dans cette répétition il acquiert un statut d’automatisme. On peut y voir la trace surréaliste d’un poème supra-minimaliste. Quand ce mot-signe déploie ses points, lignes et plans, il casse la frontière entre les beaux-arts et les belles-lettres, il devient le nœud et le dénouement. Nous ne pouvons nous empêcher de revoir Cocteau disant à ce que l’écriture lie la ligne, tandis que le dessin la délie. Le writing fait naître un mot-dessin dans une sorte de supra-calligraminimalistique. Si on ne peut s’empêcher de penser à Cocteau quand on parle de dessin et d’écriture, nous ne pouvons contourner les surréalistes. Intéressés par le pouvoir poétique des images que peuvent créer la peinture et la poésie, ce groupe d’intellectuels iconophiles a ouvert le champ des possibles par leur iconoclasme.
Le writing capture le mot dans un usage non-académique. Il en accentue sa puissance évocatrice, il interpelle en interprétant une pratique mineure comme la calligraphie couplée à la pratique enfantine du graffiti. Nous pourrions, dans sa gratuité, y déceler un brin de servilité pour ne pas dire esclavagisme, d’un art aussi saccageur que nous pouvions contempler chez Picasso. L’espace urbain perd sa nature statique au profit d’une dynamique affective intense ouverte au partage que nous retrouvons sur le “mur” d’André Breton. Ils sont les mots en liberté des futuristes qui jouent avec la typographie. La posture de l’image surréaliste « ne cherche pas à enchanter l’univers pour le plaisir, mais à s’en libérer » peut inspirer celle du writing où le mot-image cherche à nous libérer de l’univers.