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Le mécénat comme fatalité ? Le contre-exemple de Sogaris

Le sujet de l’argent au sein du monde artistique est souvent l’objet de féroces batailles intellectuelles où s’affrontent les tenants naïfs d’un « art pour l’art », libéré de considérations mercantiles et les défenseurs d’une vision « raisonnable » où l’argent-roi reste le nerf de la guerre. Ce sujet est d’autant plus sensible lorsque l’on en vient à parler d’art urbain, généralement considéré (du graffiti au street art) comme un phénomène artistique « libre et sauvage », antinomique avec l’assujettissement supposément associé à toute forme de parrainage, commande, sponsoring ou mécénat.

Keith Hopewell a-t-il raison d’estimer que « cela fait parti de la raison pour laquelle cette culture, n’est plus la nôtre et est devenue largement soumise aux entreprises. Ils tiennent maintenant les livres d’histoire et peuvent les réécrire afin de les adapter à leur stratégie commerciale » ? A cela, on pourrait objecter de la même façon que Stéphanie Lemoine dans In Situ : «  Les entreprises ont rapidement pris conscience du potentiel commercial de l’estampille “street art”. Toutes aujourd’hui, de la petite société de location de voitures aux multinationales américaines, veulent leur artiste de rue. Ceux-ci ne se font d’ailleurs pas beaucoup prier – même si peu s’épanchent sur le sujet, crédibilité oblige… ». Nous vous laissons juger de cela.

Néanmoins, ce qui nous intéresse ici est le cas du mécénat ! Or, si l’on se réfère à l’arrêté du 6 janvier 1989, le mécénat est caractérisé comme un « soutien, sans contrepartie, d’intérêt général », ce qui le distingue des autres termes évoqués plus tôt. A cela, les esprits chagrins rétorqueront par la loi Aillagon (loi du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations) permettant une déduction fiscale équivalente à 60 % des dons effectués dans le cadre du mécénat. Cependant, il est difficile de considérer cette pratique comme relevant de l’optimisation fiscale, mais bien davantage comme une forme de stratégie de communication à caractère culturel comme le souligne François Debiesse dans son ouvrage sur le sujet. Il serait, par ailleurs, mesquin de jeter l’opprobre sur le mécénat quand celui-ci permet aux artistes de vivre de leur art, leur évitant ainsi de rejouer le mélodrame de l’artiste romantique, génie vivant dans la misère…

Certaines structures tentent d’aller à l’encontre des tendances, dans une démarche davantage philanthropique. C’est le cas de l’entreprise de logistique urbaine Sogaris qui se fait promotrice de l’art urbain au travers de plusieurs projets depuis 2017. Refusant toute contrepartie, l’entreprise opte pour une autre approche du mécénat, entièrement dédiée à l’aide à la création. L’actuelle précarisation du monde culturel semble être précisément au cœur des préoccupations de Jonathan Sebbane, directeur général de Sogaris, lorsque ce denier présente la programmation artistique de son entreprise :

« Les artistes sont les caisses de résonance de nos sociétés. Comme chacun, ils ont connu un épisode inédit de confinement au printemps 2020, et de nouveau depuis quelques jours. Plus que jamais dans ce moment si particulier, les commanditaires d’œuvres que sont les institutions et les entreprises doivent maintenir voire même renforcer leurs projets, continuer d’investir dans cet art à la fois spectaculaire et fragile, soutenir ces créateurs, jeunes ou confirmés : c’est faire confiance aux artistes tout en soutenant un pan si essentiel de notre culture »

Souhaitant dresser un parallèle curieux entre le street art et la logistique urbaine dans leur façon commune de s’adapter à un environnement donné, Sogaris parvient à proposer une programmation intéressante. On soulignera la liberté accordée aux artistes dans leur processus créatif et le soin d’inscrire les œuvres dans un contexte social localisé dont bénéficient les habitants et les passants. Loin de s’improviser spécialiste en la matière, l’entreprise a su s’entourer à plusieurs reprises d’associations dont l’implication au sein de la sphère de l’art urbain est reconnue, à l’instar d’Art en ville ou de Quai 36.

Cart’1, la tête dans les étoiles

C’est en 2017, à l’occasion du cinquantième anniversaire de leur plateforme logistique de Rungis (94) que la direction de Sogaris met en place les prémices d’une programmation artistique fructueuse. En lien avec l’établissement public territorial Plaine Commune, en charge du développement du Grand Paris, l’entreprise de logistique lance un appel à projet d’où ressort une proposition, celle de l’artiste Cart’1. Du graffiti au graphisme, en passant par les arts appliqués, l’artiste lyonnais a développé tout au long de son parcours de nombreux projets visant la valorisation de l’art urbain. Il est notamment l’instigateur du festival de street art TrubLyon (aujourd’hui Peinture Fraîche Festival), ainsi que le Killart Fest en Colombie. A la Demeure du Chaos, comme sur les murs du monde, Cart’1 met régulièrement en scène des personnages oniriques et anonymes, fonctionnant à la manière d’allégories. C’est sur l’immense façade d’un de leurs entrepôts que l’artiste propose pour Sogaris, une réinterprétation du mythe d’Atlas.

«C’est une analogie de ce qu’était ma perception de Sogaris et du monde de la logistique. Des titans qui gèrent le monde, et maintiennent l’univers »

En lieu et place de la Terre, ce sont d’immenses cartons sur lesquels est figuré le système solaire, que deux titans sans visage déplacent lourdement. Le parallèle avec les employés de Sogaris est on ne peut plus clair et tend à rendre hommage à ces derniers.

Cart’1, Atlas, peinture acrylique et aérosol sur mur, 2017 © Sogaris

Miquel Wert, souvenirs, souvenirs

L’année suivante, Sogaris décide de faire appel à Art en ville afin de réaliser une seconde fresque de près de 600 m². Sur les conseils du directeur artistique Oliver Landes, le choix se porte finalement sur le peintre hispano-suédois Miquel Wert. Formé aux Beaux-Arts de l’université de Barcelone, le travail de Miquel Wert brasse de nombreuses influences, allant du cinéma d’Andreï Tarkovski aux peintures d’Andrew Wyeth. Partagé entre une pratique d’atelier et ses grandes fresques, le travail du muraliste se caractérise par le profond sentiment de nostalgie qui s’en dégage. Ses œuvres mettent en scène des personnages d’un quotidien désuet, figés dans des gestes relevant de la trivialité. Ses travaux sont systématiquement précédés d’une étape documentaire pendant laquelle Miquel Wert fouille les archives photographiques ou sa propre collection de cartes postales anciennes, en quête du cliché idéal.

« L’œuvre évoque un art de vivre typiquement français, de la table et du partage, mais aussi de la transmission. Elle s‘inscrit dans l’environnement immédiat de la plateforme autant qu’elle s’en inspire »

Intitulée Savoir vivre la fresque finale est composée de deux clichés peint dans un camaïeux de bleu. Le premier présente une famille attablée à l’occasion d’un repas estival en plein air. La seconde partie consiste en un plan rapproché d’une transaction sur un marché où l’on perçoit les mains de deux personnages s’échangeant un fruit.

Miquel Wert, Savoir Vivre, peinture acrylique sur mur, 2018 © Léonard Berne

Quentin DMR redonne un visage à la ville

En 2019, Sogaris décide de sortir de Rungis pour produire une œuvre éphémère s’inscrivant dans un contexte différent. C’est sur les palissades du chantier P4, à la porte de Pantin que l’artiste Quentin DMR est invité. Réalisée en association avec Quai 36, l’installation du photographe-plasticien obéit à un objectif aussi bien artistique que social, à savoir réhumaniser l’espace urbain. De la même manière que JR ou Vhils, l’artiste havrais n’hésite pas à aller à la rencontre des habitants afin de leur permettre de se réapproprier leur quartier au travers de leur image.

« Le lien avec les gens me passionne. J’adore la peinture abstraite, mais dans mon propre travail, j’aurais l’impression de ne pas faire les choses entièrement. Dans chacun de mes projets, il y a un aspect humain fondamental. Et avant de commencer la phase de réalisation, je passe du temps avec les gens concernés, je leur explique ce que je vais faire, je les écoute. J’essaie de faire quelque chose qui corresponde le plus à leur message »

Le travail de l’artiste se compose de fragments photographiques en noir et blanc qu’il déchire, découpe et déconstruit afin de produire un puzzle de visages invitant à la contemplation, fragmentant ainsi la lecture de l’image pour le passant. Ce sont ainsi les visages de 24 collaborateurs de Sogaris et de futurs exploitants qui ont été affiché de décembre 2019 à juillet 2020. Chose assez rare pour le souligner : le collage, après avoir vécu plusieurs mois dans la rue, a fait l’objet d’une restauration avant d’être installé dans les locaux de Sogaris, à l’issu des travaux !

Quentin DMR, Collage sur les palissades du chantier P4 (porte de Pantin), impression N&B sur papier, 2019 © Bonnie Lisbon

Meyso et l’effervescence urbaine

Enfin, le dernier projet réalisé fin 2020 est une immense fresque de près de 500 m², visible aussi bien depuis l’A86 que du tramway T7. Confiée au graffeur parisien Meyso, ce dernier développe depuis plusieurs années une pratique artistique où la ville devient un sujet à part entière. Ayant fait ses armes à la capitale puis lors de voyages en Europe de l’Est ou en Amérique du Sud, Meyso puise aussi son inspiration dans la richesse architecturale de l’urbanisme, peignant des villes aux graphismes cartoonesques et aux couleurs éclatantes. La densité de détail dans ses murs, exprime la ville comme un espace complexe qu’il définit comme :

« En perpétuel mouvement, telle une machine. Elle montrera comment la logistique s’intègre à la ville, avec les vélos, les camions, les flux. La présence de planètes vient illustrer l’immensité de la ville, des aires urbaines »

En définitive, on ne peut qu’espérer la multiplication de tels projets au regard de l’incertitude planant au-dessus du monde de la culture. Si le mécénat n’est pas la solution miracle et bien que d’autres projets fassent davantage office de stratégie marketing que de propositions artistiques réfléchies ; on ne peut nier l’intérêt qu’offrent de telles propositions. En ce sens, nous sommes en droit d’attendre de Sogaris de nouvelles œuvres qui soient tout aussi pertinentes.

Meyso, Neza, peinture acrylique et aérosol sur mur, 2020 © Ben & Fils

Bibliographie :

CHAMBAUD Véronique, Art et fiscalité : droit fiscal de l’art, Paris, Ars Vivens, 2020 [276p.].

DEBIESSE François, Le Mécénat, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 2007 [128p.].

FALCO Élodie, « Une gigantesque fresque de street art à Rungis », lefigaro.fr, Novembre 2018 (https://www.lefigaro.fr/sortir-paris/2018/11/26/30004-20181126ARTFIG00085-une-gigantesque-fresque-de-street-art-a-rungis.php).

GZELEY Nicolas, LAUGERO-LASSERRE Nicolas, LEMOINE Stéphanie et PUJAS Sophie, L’Art Urbain, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Que sais-je ?, 2019 [128p.].

LEGRAND Marine, « Rungis : une fresque géante sur un entrepôt le long de l’A86 », leparisien.fr, Novembre 2020 (https://www.leparisien.fr/val-de-marne-94/rungis-un-artiste-realise-une-fresque-geante-sur-un-entrepot-logistique-le-long-de-l-a86-18-11-2020-8409012.php).

LEMOINE Stéphanie, In situ : un panorama de l’art urbain de 1975 à nos jours, Paris, Alternatives, 2015 [159p.].

LOKISS [dir.], Graffiti, 50 ans d’interaction urbaine, Paris, Hazan, coll. Beaux Arts, 2018 [336p.].

STENE Zoé, « Une fresque urbaine de 600 m2 à deux pas de Paris », lebonbon.fr, Novembre 2018 (https://www.lebonbon.fr/paris/pop-culture/une-fresque-urbaine-de-600-m2-a-deux-pas-de-paris/).

VILLEROY Émilien, « À Rungis, Sogaris accueille du street art sur ses façades », voxlog.fr, Novembre 2017 (https://www.voxlog.fr/actualite/2530/a-rungis-sogaris-accueille-du-street-art-sur-ses-facades).