La rumeur gronde, les amateurs d’art et visiteurs assidus deviennent fébriles, c’est enfin l’heure : la grande réouverture des lieux culturels et des expositions ! Nous voilà submergés par une programmation artistique gargantuesque, ne sachant plus où donner de la tête. Cependant, un projet, plus fou semble vouloir annoncer en grande pompe, le retour de l’art. Au cœur de Montmartre, au sein de la Villa Radet – dépendance de la Cité Internationale des Arts – plus de 150 artistes se sont donné rendez-vous pour une exposition aussi flamboyante qu’éphémère (du 21 au 24 mai 2021). Sous la tutelle du Journal le Chat Noir et curaté par Ambra Pelletier, L’Expo des 150 propose un véritable déferlement d’œuvres, comme si l’expression artistique réprimée lors des confinements pouvait finalement se libérer pleinement.
Arrivé dans la salle principale, le foisonnement artistique est total ! Sans contrainte de sujet ou de techniques, le dessin fraye avec la peinture, les reliefs bousculent les photographies et c’est aux visiteurs de découvrir l’œuvre qui les transportera. Si l’exhaustivité stylistique semble de mise, on ne peut nier l’importance accordée aux artistes issus de l’art urbain : 13bis, Alberto Ruce, Bebarbarie, Codex Urbanus, Dacopaint, Dawal, Ensemble Réel, Jaeraymie, Jef Aérosol, Jérôme Mesnager, John Hamon, Kelkin, Kouka, Lady K, Levgtah, Manyoly, Ninin, Noty Aroz, Ojan, Pimax, Quentin DMR, Reaoner, Tempo Nok, Toctoc, Yoldie et tant d’autres qui nous pardonnerons de ne pas être cités. Les grandes signatures côtoient les talents émergents sans que de hiérarchie s’opère et tous les âges semblent se confondre (on nous annonce que le plus jeune des artistes n’a que 22 ans, tandis que le doyen de l’exposition fête ses 80 ans).
À ce charivari pictural, s’ajoute une effervescence réelle : de toutes parts, les artistes circulent et s’affairent à préparer diverses performances et live paintings. Jordane Saget est déjà passé, couvrant les fenêtres supérieures de ses entrelacs et offrant un cadre de lianes à la végétation du jardin de la Villa. Une palissade de bois est dressée à l’entrée, que Lek, Ojan, Tcheko, Legz et Roti viendront bien vite illuminer de leurs couleurs. Levgtah (Jérôme Thomas) trace sur toile et sur tout ce qu’il trouve ses labyrinthes de signes calligraphiques tandis qu’attend une grande banderole qui sera peinte et déployée par Kashink dans l’escalier du bâtiment. Dawal et Inouva, installés devant leurs chevalets, s’attaquent à des toiles, bombe à la main. Les rires sont nombreux, le soleil est au rendez-vous, les retrouvailles paraissent autant culturelles qu’humaines.
Un salon des refusés moderne ?
Habitués que nous sommes aux scénographies et muséographies modernes faisant la part belle à l’épure, au « white cube ». Celles-là même qui laissent aux œuvres des cimaises suffisamment neutres pour les apprécier de manière individuelle ; l’accrochage de la deuxième salle de L’Expo des 150 a de quoi nous interpeller. Une anarchie créative s’est installée, les images et les couleurs s’apostrophent et se répondent dans une émulation artistique sensationnelle. L’œil du spectateur circule de toile en dessin, sans jamais pouvoir s’arrêter, happé sans cesse par un autre détail. À ce titre, notre expérience se rapproche à bien des égards de celle des visiteurs des Salons du XIXe siècle.
Initiée à la fin du XVIIe siècle avec Le Salon de l’Académie royale de peinture et de sculpture, cette pratique des Salons va évoluer avec le temps, les changements de régime politique et les aspirations artistiques. Ce phénomène tend à prendre le pouls de l’actualité artistique française au fil des décennies en mettant en scène la création contemporaine obéissant à un certain nombre de règles académiques. En 1791, en rupture avec l’Ancien Régime, le Salon est ouvert à tous les artistes vivants, et non seulement aux peintres et sculpteurs formés à l’Académie. Néanmoins, de nombreux critères subsistent concernant le type de sujet dépeint, le format et les œuvres restent soumises à l’approbation d’un jury. Le népotisme et les relations ne sont pas absents dans cette lutte pour la visibilité artistique et l’amitié d’un juré assure parfois à l’artiste la certitude d’un emplacement de choix sur les murs du Salon. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les renouveaux artistiques vont bon train et des peintres tel que Courbet ou Manet font face au rejet ou à l’indifférence de ces institutions culturelles aux dogmes plastiques rigides. Le mécontentement fini par exploser en 1863 : critiques, peintres et poètes adressent alors à Napoléon III des doléances, contestant l’autorité du jury. Né ainsi le Salon des refusés, offrant à tout un chacun la liberté d’exposer ses toiles. Cependant, la liberté totale concernant l’admission tend à confondre les grandes figures des avant-gardes picturales à l’instar de Pissaro, Fantin-Latour ou Whistler avec des peintres plus amateurs, offrant aux détracteurs de ce Salon alternatif, l’occasion de se moquer de l’ensemble.
Dès lors, il est amusant de constater que c’est dans la lignée de cet événement contestataire que Romain Nouat – refondateur du journal Le Chat Noir et organisateur de l’exposition – inscrit L’Expo des 150 :
« Les institutions laissent à la porte beaucoup d’artistes et outrepassent leurs droits en tentant d’établir ce que sont les arts et surtout, ce qu’ils ne sont pas. Aujourd’hui pour les artistes, c’est un vrai parcours du combattant pour trouver une place en institution et ce n’est pas normal. À la manière du Salon des Refusés, nous souhaitons les mettre en avant et proposer un panel réaliste de ce qui se fait artistiquement à l’heure actuelle. Vous retrouverez de l’art urbain comme de l’art classique, des artistes de différentes générations qui travaillent chacun avec leur méthode ».
La bohème, la bohème…
Outre la thématique du Salon, l’exposition s’inscrit également dans le renouveau d’une bohème montmartroise qui ne cache pas son amour pour le XIXe siècle. L’exposition offre une visibilité à nombre d’artistes du quartier, notamment les différents sculpteurs présents (Joelle Courtois, Nathanael Le Bret, Ophélie Dedieu, Thomas Waroquier). La section des graphistes fait également l’éloge du paysage de la Butte Montmartre, du Sacré-Cœur, du Moulin de la Galette et tant d’autres lieux emblématiques. Les travaux de l’artiste et graphiste Liselee, au style vintage et aux couleurs pastel sont particulièrement représentatifs de cet attachement à l’histoire du quartier. Dans la quatrième salle de l’exposition, la nostalgie s’insinue immédiatement à la vue du superbe appareil photo « Naguèreotype » du studio photographique La Cage aux Fauves. Les esprits de Louis Daguerre et Gustave Le Gray plane alors tandis que les visiteurs se font tirer le portrait au collodion sur ambrotype ou ferrotype. Cette excursion dans le temps est totale au moment de découvrir la salle aménagée pour la présentation du journal Le Chat Noir. L’espace aux allures de cabinet de curiosités présente différents artefacts parodiques, à l’instar d’un « vrai faux clou de la crucifixion » qui atteste de la dimension éminemment satirique de la revue, de même que plusieurs unes d’époque du journal original. En véritable passionné, c’est en 2018 que Romain Nouat refonde cette revue légendaire conçue en 1882 par Rodolphe Salis et Émile Goudeau pour la promotion du cabaret du Chat Noir. Aux signatures de Paul Verlaine, Jean Richepin ou Jean Lorrain ont succédé celles d’une toute nouvelle équipe qui parvient à conserver l’humour et la liberté de ton de l’hebdomadaire fin-de-siècle. En définitive, L’Expo des 150 concilie sans trop de difficultés création contemporaine et patrimoine historique. L’ensemble des participants seraient bien en droit de chantonner : « La bohème, la bohème. Et nous avions tous du génie… ».
Site Internet : www.journallechatnoir.com