Sara Chelou est un témoin actif des débuts du street art en France C’est dans les années 90, à Paris, qu’elle commence à peindre hors les murs, en tant qu’artiste engagée du milieu underground, dans les cathédrales industrielles et les friches libertaires. Nous l’avons rencontrée pour qu’elle nous parle de son travail.
Quelles études as-tu fait ?
J’ai fait des études de lettres modernes à la fac de Nanterre et de graphisme par la suite. Je pensais qu’il n’était pas possible d’apprendre à peindre et que les artistes doivent être autodidactes et trouver leur propre voie par l’expérience. Je le pense encore mais avec moins d’intransigeance.
J’étais (et je suis toujours) attirée par la littérature depuis mon adolescence, mais en même temps je dessinais depuis longtemps. Ce n’est que 3 ans après la fac que j’ai choisi la peinture.
Depuis quand tu peins ?
J’ai commencé à 17 ans dans ma chambre. Je peignais à l’huile et au couteau en faisant des toiles primitives avec des effets de matière très épais.
Qu’est-ce qui t’a motivée à peindre ?
Le rapport charnel à la création. J’avais commencé la sculpture à l’argile en même temps mais c’était plus compliqué à gérer et moins satisfaisant au niveau créatif.
Quel genre de peinture faisais-tu au début ?
Quand j’ai commencé à peindre j’étais attirée par la matière et l’abstrait donc je faisais déjà des effets de matière au couteau un peu comme du Nicolas de Stael mais avec des couleurs terre plus sombres, ou à la Tapies ou certaines périodes de Dubuffet, et j’ai occulté la figuration. Le trait restait abstrait.
Comment considères-tu l’évolution de ton travail ?
J’ai pas mal évolué en passant de l’huile à l’acrylique puis à la bombe aérosol. Aujourd’hui je réalise des fonds comme des vieux murs avec un côté urbain, très coloré mais toujours avec des effets de matière mais plus pop. Le pochoir est venu compléter ce travail sur la matière en apportant des sujets figuratifs qui font un contrepoint narratif.
Quand et comment as-tu commencé à peindre dehors ?
Quand je suis arrivée dans les squats d’artistes en 1989. Avant ça j’avais vu des peintres de la figuration libre comme les frères Ripoulain ou les Musulmans fumants qui faisaient des peinture en extérieur, ou sur des affiches de publicité. J’avais 16 ans et j’étais en admiration de ces méthodes.
Quand je suis arrivée dans les squats, on peignait sur les murs de l’atelier à l’intérieur comme à l’extérieur mais aussi sur des sites industriels où on organisait des gigantesques fêtes interactives vouées à la création pluridisciplinaire. Je précise que je peignais au pinceau par exemple des signes préhistoriques ou des animaux de façon tribale.
Pourquoi ?
L’idée assez anarchiste au départ était d’échapper au marché de l’art et que la création reste quelque chose de libre d’inattendu et d’incontrôlable.
Tu as la chance d’être à Paris dans une villes industrialisée qui apprécie le street-art, comment les gens perçoivent ton travail ?
C’est très positif. On me demande souvent de faire des fresques que ce soit sur la devanture d’un bar. J’ai pas mal travaillé pour des mairies qui veulent faire passer un message aux habitants comme un pochoir d’Olympe de Gouges pour la ville d’Ivry, l’inauguration du square des Justes dans cette même ville. Ou encore on m’a demandé aussi de faire des ateliers street-art pour les jeunes filles des quartiers de la ville de Champigny dans une optique féministe, et j’ai également beaucoup travaillé bénévolement ou pas pour des associations de lutte contre le sida comme Act Up, les Actupiennes. Donc le street-art permet aussi un champs d’action vaste et engagé.
Beaucoup de femmes font du pochoir ou du collage à Paris ?
Il y a en effet beaucoup de femmes qui font du pochoir ou du collage et si on a l’impression contraire, c’est plutôt un problème de visibilité ou de reconnaissance. Je rajoute cependant que même si je fais du pochoir et du collage, je me considère plutôt comme peintre que comme pochoiriste.
Quelles sont tes inspirations ?
J’étais très inspirée par l’art brut et les effets de matière comme Dubuffet ou le peintre Zhao-Who-Ki dont j’ai eu connaissance assez tôt, et j’aime beaucoup certains concepts des nouveaux réalistes comme les coulures de couleurs faites au tir au fusils par Nikki de Saint Phalle. Et bien sûr, tout ce qui tricote l’art contemporain actuel, les bases étant le pop’art de Lichtenstein et Warhol qui pose les fondations, la figuration libre en France, mais aussi aux États Unis avec Keith Haring, et la culture graffiti et geek qui joue avec les codes comme un nouvel art populaire.
Tout ceci m’influence autant pour le fond que la forme mais je garde bien sûr ma touche personnelle en regardant aussi vers un art à la fois positif, conceptuel et engagé, qui parle d’aujourd’hui et de demain.
Aujourd’hui je réalise d’une part des œuvres murales où l’art oscille entre l’interdit et le jeu pour se confronter à la société, et d’autre part je poursuis ma création sur des toiles avec différentes influences entre réflexion citoyenne, culture geek, graffiti et pop’ art. Je propose une iconographie issue de la pop-culture et de notre inconscient collectif, en utilisant les codes du street-art et des techniques picturales variées.
Que cherches-tu à transmettre quand tu peins ?
J’aime surprendre le public tout d’abord par une image qui va le toucher à plusieurs niveaux et retenir son attention. J’aime faire appel à la fois à l’inconscient individuel ou collectif (émotions, culture) et également au-delà de l’aspect purement visuel entamer une sorte de réflexion, voire de prise de conscience. Il y a souvent un deuxième degrés ou un sens non pas caché mais supplémentaire au delà des apparences. Sans pour autant donner des réponses, j’anime bien que l’imaginaire se mette à fonctionner d’une part, et que le cerveau commence à poser des questions. C’est plus ou moins évident selon les toiles. Et dans la forme j’aime beaucoup le pop’art qui permet justement d’aborder des sujets contemporains mais avec une grande bonne humeur liée aux couleurs et aux personnages qui sont en général dynamiques et assez positifs.
Je préfère aborder des questions qui peuvent être graves comme l’écologie ou l’égalité des droits pour toutes et tous sous un aspect souriant et avenant ce qui permet d’autant plus d’entamer en quelques sortes la réflexion et le débat. Ce sont donc toujours des propos ouverts, une mise en abime du spectateur pour l’emmener là ou il veut bien se laisser porter.
Si la vie imite plus l’art que l’art n’imite la vie selon Oscar Wilde, quel monde cherches-tu à créer ?
Cette belle formule tendrait à dire que finalement la vie est une illusion et que l’art et la vie sont deux visages d’une même chose, celui de Dorian Gray, qui vieilli à l’abri des regards sur une peinture, ou qui reste éternellement jeune en apparence dans la réalité. J’aurais envie de ne pas opposer l’un et l’autre pour tout simplement insuffler partout de la poésie, du rêve, mais aussi de la transgression, de la liberté et bien sûr de l’amour.
As-tu quelques anecdotes à raconter ?
Nous avions créé un collectif d’artistes dans les années 90, et nous avions trouvé refuge dans un bâtiment abandonné pour établir nos ateliers, qui en fait était une ancienne école d’architecture et surtout un ancien couvent du XVIe siècle, le couvent des Récollets à côté de la Gare de l’Est à Paris.
On a mis au point un projet et fait un appel à d’autres artistes encore pour peindre des fresques dans le bâtiment, et plusieurs nous ont rejoint comme Mesnager, Blek le rat, Paella, Boisron, Mode2, Shuck1 (qui était là dès le début du projet) entre autres.
Grâce aux fresques des artistes, le couvent des Récollets a été sauvé d’une démolition certaine et il est devenu aujourd’hui l’ordre des architectes et un des projets que nous avions à l’époque qui était de faire une cité internationale à été mis en application puisque c’est le cas aujourd’hui dans ce bâtiment, et nos fresques (datant de 1991 !) sont toujours visibles dans le bâtiment.
As-tu un mot pour la fin ?
Je crois beaucoup aux vertus à la fois transgressives, humaines, généreuses et au pouvoir de l’amour de la peinture – simplement pour l’avoir vécu – et je le vis toujours presque tous les jours. C’est vrai que je considère l’art un peu comme une évolution spirituelle, dépeignant à la fois la réalité et l’imagination, qui pourrait nous rapprocher de notre vérité universelle, et j’aime l’idée d’un dialogue avec le spectateur qui permette cette évolution.
Prochainement, j’ai une exposition à l’hôtel Hyatt à Paris Madeleine.
Suivez Sara Chelou sur Instagram : @chelou1