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Rencontre avec Angelo 464 : l’aventurier du rail

Si l’on pense immanquablement à la France, l’Angleterre, les Pays-Bas et l’Allemagne dans le développement du graffiti en Europe dans les années 80, ce serait une erreur que d’oublier l’Italie, pourtant au cœur de l’historiographie du writing européen. Les expositions présentées à Rome, Bologne et Milan dont les plus notables sont celles organisées à la Galleria La Medusa (Rome) présentant les travaux de Lee Quinones en 1979, ou encore l’incroyable projet porté par Francesca Alinovi Arte di Frontiera : New York graffiti (Bologne, Rome, Milan) en 1984, permettent aux jeunes graffeurs italiens de découvrir les travaux de leurs aînés américains. Plusieurs artistes, à l’instar de Rammellzee ou A-One, viendront faire leur Grand Tour et il ne faudra pas attendre longtemps avant que fleurissent les fanzines comme Trap (1992), Aelle Magazine (1995), Arcano Revue ou Garage Magazine (1997). La récente publication Graffiti writing in Italy 1989-2021 par Alessandro Mininno synthétise de manière brillante cette épopée du graff “all’italiana”.

Aujourd’hui encore les talents issus du graff italien ne cessent de nous surprendre par leur capacité à renouveler l’imaginaire urbain : Elfo et ses assertions absurdes se moquant de la société et ses dérives, Guido Bisagni alias 108 dont les étranges ombres organiques viennent se répandre sur les murs en ruines des bâtiments ou bien Angelo 464, qui transcende sa passion pour l’esthétique des trains et du graff vandale par une pratique conceptuelle qui interroge notre rapport aux transports en commun et les codes visuels que l’on y attache. C’est vers ce dernier que nous nous sommes tournés afin d’en apprendre plus sur son travail.


Les différentes scènes du graffiti writing italien ont leur propre histoire. Comment es-tu entré dans ce milieu et quelle était alors la situation de la scène locale ?

Je pense toujours à l’année 2001 quand quelqu’un me demande quand est-ce que j’ai commencé à faire du graffiti, puisque c’est l’année où j’ai commencé à graffer sur les trains. Les trains ont vraiment été ce qui m’a accroché, ils m’ont offert un truc spécial, je ne pouvais plus rester en place, cela devenait de l’ordre du fétiche. Dès lors, mon intérêt pour le monde des trains n’a fait que grandir, même si je n’ai jamais été l’un de ces pros du rail dont le monde du graff regorge. Je viens d’une petite ville où le graffiti était presque inexistant : pas de graff, pas de dépôts. Je devais toujours regarder plus loin pour choper des spots et trouver l’inspiration. Mais étant dans la région de Milan, je n’avais pas de mal à trouver mon chemin, il y a toujours eu des tas de possibilités et des tonnes de gens actifs pour m’inspirer, aussi bien pour le positif que pour le négatif.

Venezia, Acrylique sur toile, 70 x 100 cm, 2019 ©Angelo464

On parle souvent de Subway Art comme d’une bible du graffiti, les métros ont donc été particulièrement mis en avant. Penses-tu que ce type de support soit constitutif du graffiti ? Penses-tu que le writing aurait connu un tel engouement sans ce support particulier ?

Je suis certain que si les gamins de New York avaient fait leurs tags simplement sur papier dans les blackbooks et les carnets de croquis, nous n’aurions jamais assisté à la naissance de ce phénomène mondial qu’on appelle graffiti writing. Les trains ont été, sans aucun doute, le support qui a attiré l’attention tant des writers eux-mêmes que du grand public : voir un vieux wagon rouillé sortir en trombe d’un tunnel sombre avec une peinture inattendue et multicolore sur son flanc a été quelque chose qui a littéralement transformé la perception de l’espace public à jamais. C’était quelque chose de puissant, de magique et parfois « beau », mais dans tous les cas, cela captait l’attention. Nous devons aussi nous rappeler que quand le graffiti a débuté, la jeunesse new-yorkaise était principalement divisée au sein de gangs violents cherchant à contrôler des territoires. Le graffiti était un mouvement créatif, compétitif certes, mais une alternative à la violence des gangs. Les trains permettaient de faire circuler ton nom à travers la ville, sans entrer sur le territoire d’un gang rival.

A partir de là – et je pense qu’en Europe cela s’est traduit au travers de la culture “interail” qui a eu un impact majeur – le train a été l’élément le plus évocateur et le support le plus recherché pour le graffiti. A la fois pour ses caractéristiques propres (mouvement, forme, taille, couleur, etc.) que pour son héritage historique et culturel au sein de la scène.

Il n’y a aucun doute que les photos de Martha Cooper et Henry Chalfant pour Subway Art, de même que les scènes des films Beat Street et Style Wars, ont été responsables de la diffusion de l’idée du train comme support artistique à travers le monde dès les années 80. Notamment en raison du fait qu’ils aient été les premières sources, les premiers documentaires, les premiers livres distribués sur l’ensemble de la planète à propos de cette culture.

Railroad track, Milan, 2022 ©Angelo464

La vitesse du train modifie la perception que l’on a des graffs qui les recouvrent, ta manière de concevoir le graffiti prend elle en compte le dynamisme du support ?

Personnellement, je considère que le temps dont tu disposes et auquel tu dois t’adapter pour peindre un train est plus fondamental que la vitesse du graff sur les rails. A travers le temps, les writers ont dû constamment s’adapter et trouver de nouvelles solutions pour faire face aux risques lorsqu’ils peignent des trains : la répression des autorités, la nécessité de trouver de nouvelles techniques, de nouveaux outils et surtout de nouvelles idées formelles et c’est ça qui m’intéresse le plus en tant qu’artiste !

Chaque train correspond à une esthétique et des codes visuels qui dépendent de sa date de mise en circulation, de sa société de production et de la ligne pour laquelle il est conçu. Prenais-tu en compte cela lorsque tu pratiquais le graffiti writing ?

Mon travail à propos des livrées (ndlr. décoration extérieure d’un matériel roulant ferroviaire) est absolument conceptuel. Elles représentent les trains, non seulement pour la communauté des graffeurs, mais aussi pour les usagers du quotidien. Chaque composition de couleurs raconte une histoire différente à propos du temps, de la situation géographique, du design ou de l’histoire industrielle par exemple.

Bien sûr, dans la niche qu’est le graffiti, un pattern de couleurs ou certaines formes vont directement signifier quelque chose de spécifique : ce modèle de wagon, dans cette décenie, dans ce pays en particulier avec ses difficultés propres à peindre par-dessus. Cela peut présenter un certain prestige et un trophée durement gagné ou représenter une cible facile où poser son tag, mais dans les deux cas, il s’agira d’un souvenir unique que tu conserveras pour le restant de tes jours.

C’était l’idée derrière cette série d’œuvres : les trains ont toujours été les toiles de mon art, j’ai toujours peint sur des trains. Désormais, je peins des trains, mais sur toile.

ALN668 xmpr, Acrylique sur toile, 50 x 70 cm, 2020 ©Angelo464

Dernièrement, j’ai peint un détail d’un “vieux” XMPR sur des trains flambants neufs et sur d’anciens wagons rouillés de fret. XMPR est un motif de couleurs qui m’apparaît particulièrement évocateur. C’est avec ce motif que j’ai commencé alors qu’il remplaçait les différentes livrées précédentes à partir de la fin 1996. De plus, il est apparu en même temps que les premiers films plastiques anti-graffiti et représente donc pour ma génération le phénomène du buffing. Ce projet artistique est pensé pour fonctionner aussi bien auprès des graffeurs que des gens du quotidien qui font l’expérience de cette sorte de « glitch » sur une livrée dominante : il ne s’agit pas d’une inscription indéchiffrable, mais d’un motif parfaitement géométrique et ordonné, une « porte » vers un autre temps que les gens peuvent connaître ou non, dépendant de leur âge et de leur culture.

Les wagons de fret n’ont jamais été un support sur lequel j’ai peint, néanmoins, ils s’inscrivent parfaitement dans cette série. Le motif vif et coloré ressort sur le métal rouillé et le contraste entre l’idée du panneau propre et rutilant sur un vieux wagon encrassé est efficace.

En un sens, je peux aussi dire que je peins « des trains sur des trains » et dans ce cas précis, vu qu’il n’y a pas de toiles, je travaille avec des vidéos et photos afin de documenter ces œuvres pour les expositions.

Freight train, Milan, 2022 ©Angelo464

Comment s’est effectué ton évolution du graffiti writing vers l’art contemporain ? Comment définirais-tu ton travail aujourd’hui ?

J’ai toujours considéré le graffiti comme faisant partie de l’art contemporain, mais ce que j’ai compris au fil du temps, c’est que peu de monde est capable de voir ça comme de l’art lorsqu’ils y sont confrontés dans les rues ou sur un banc. Par ailleurs, après 20 ans passés dans le même milieu, même les choses les plus excitantes ont tendance à devenir routinières, j’ai ressenti le besoin de faire quelque chose de neuf. C’était il y a bientôt 7 ans que j’ai senti l’envie de m’exprimer en adressant mon travail à une autre audience que celle du graffiti. Exposer mes toiles et photographies était une conséquence naturelle en même temps qu’un défi dû au contexte complètement nouveau. Mon langage a également évolué, passant d’un lettrage pictural et instinctif à un format plus géométrique, rigide et des solutions conceptuelles. Malgré tout, je pense que ce chemin que j’ai pris en tant qu’artiste reste très cohérent.

Durant les expositions, et à plus d’une occasion, j’ai entendu des visiteurs commenter : « Tu te rappelles quand on prenait ces trains pour aller à la fac ? ». Voir que mes toiles conceptuelles étaient capables de toucher la part sensible et émotionnelle des passants, c’était génial, c’est définitivement l’un des buts que je souhaitais attendre !

Dans tes toiles, tu détournes les codes couleurs des différentes lignes de train, tu réutilises avec précision les couleurs exactes. Comment t’est venue cette idée ? Sur quelle documentation t’appuies-tu ?

Quand j’ai commencé à travailler sur cette idée des livrées, j’ai su que non seulement les graffeurs, mais aussi les passionnés de train, les ouvriers du rail et les banlieusards pouvaient nouer une connexion avec mes peintures, et c’était super. C’est une plus grande audience avec laquelle commencer et beaucoup d’entre eux sont très attentifs aux détails. C’est quelque chose que je trouve particulièrement stimulant pour un travail si conceptuel.

En essayant d’être le plus précis possible, j’essaye de me documenter moi-même au travers de différents réseaux professionnels d’information comme des forums de modélistes ferroviaires, de restaurateurs de trains et d’employés d’entreprises ferroviaires. Certains m’ont même aidé à trouver la nuance précise de couleur correspondant à tel pourcentage dans la composition afin de reproduire le plus exactement les gammes chromatiques des livrées dans mes peintures.

Paris, Acrylique sur papier à grain, 50 x 70 cm, 2018 ©Angelo464

Il y a quelques années, tu as publié une auto-édition dans laquelle tu revenais sur l’histoire du transport ferroviaire en Italie des années 80 à nos jours. Es-tu passionné par les trains en dehors de ta relation au graffiti ?

Les trains sont une passion, ils emmènent les graffitis par monts et par vaux et représentent le saint Graal pour les graffeurs qui les traquent à travers le monde.

En Italie, nous sommes habitués à une grande variété de motifs colorés qui ne sont pas nationaux mais liés à des lignes ou des entreprises spécifiques. Dans ma petite édition, j’ai simplement collecté les plus iconiques de ces motifs, des années 80 à aujourd’hui de manière à donner au lecteur les outils pour comprendre mon travail.

Quels sont les projets artistiques sur lesquels tu travailles actuellement ?

Je fais constamment évoluer ma série des “livrées”, en les adaptant à de nouveaux formats. C’est une période d’effervescence en ce moment en Italie, la compagnie nationale de chemins de fer met en place de nombreux nouveaux services, chacun avec sa propre gamme colorée, autant de choses à regarder et expérimenter.

Je travaille aussi sur une série “froissée” que je trouve très intéressante : l’idée d’une livrée détruite est très évocatrice, aussi bien pour un graffeur – vu que notre argot se compose d’une terminologie dans laquelle figurent “bombé”, “défoncé”, “explosé” – que pour le banlieusard moyen, habitué à la vétusté, à la saleté et parfois aux véritables accidents qui pourraient s’inscrire dans de telles esthétiques.

Enfin, après plusieurs expériences menées avec les logotypes des compagnies de trains, j’explore l’idée de reproduire les détails de panneaux de signalisation ferroviaire, en commençant par certains proches de mes racines en tant que graffiti writer

Triptic, Acrylique sur toile, 150 x 100 cm, 2019-2022  ©Angelo464

Instagram : @angelo464m