« Le récit est présent dans tous les temps, dans tous les lieux, dans toutes les sociétés ; le récit commence avec l’histoire même de l’humanité. »1
Roland Barthes
En 1966, dans son Introduction à l’analyse structurale des récits, le sémiologue et philosophe Roland Barthes explorait les richesses infinies du récit. Selon lui, « le récit peut être supporté par le langage articulé, oral ou écrit, par l’image, fixe ou mobile, par le geste […] »2 Face au caractère protéiforme du récit, à sa complexité, Barthes tente d’en dégager une structure commune : langue, actions, narrateur, personnage, lecteur se retrouvent au cœur d’une même problématique.
La définition du récit selon Roland Barthes est d’autant plus actuelle que les récits infusent notre société contemporaine. L’omniprésence des séries télé, des films, des publicités, ou encore des réseaux sociaux (on parle même de « stories », ces publications éphémères qui racontent quelque chose de nous-même), révèlent notre désir de consommer des récits et d’en produire.
A l’occasion des portes ouvertes de l’atelier d’artistes La Cale à Montrouge, le 5 mai 2023, une table ronde était organisée sous le thème de « la narration dans l’art ». J’ai eu le plaisir d’animer cette table ronde, accompagnée des artistes Théo Haggaï et Mani, dont le travail est narratif. Ensemble, nous avons tenté de définir le récit, d’explorer son héritage et ses multiples formes qu’il prend dans l’art, et plus précisément dans l’art urbain.
Créer du sens avec du symbolique
Roland Barthes soulignait la dimension collective du récit. Selon cette approche, le récit a pour but d’ordonner le monde, de construire notre identité et possède une fonction symbolique.
C’est dans cette perspective que le travail de Théo Haggaï peut s’envisager. Son œuvre présente un univers peuplé de « Rêveurs », des silhouettes sans visage en noir et blanc, entourées de multiples symboles. L’artiste se dit également conscient du monde dans lequel il vit, source inépuisable d’inspiration pour lui.
Son projet intitulé « Les Rêveurs » possède un héritage du récit classique et de la littérature. En effet, Théo Haggaï découpe son travail en chapitres et fait appel au schéma narratif traditionnel pour construire son récit. Le Chapitre 1 « Les Origines », visible au Cabinet D’Amateur en septembre 2022, est la transposition graphique d’un conte mythologique. Il raconte l’histoire de deux Rêveurs. Une fois le cadre posé, un élément perturbateur vient rompre l’équilibre du récit et déclenche les péripéties. Après avoir traversé des aventures, les personnages trouvent une solution à leur quête et le récit revient à une situation d’équilibre. Cette structure narrative permet à Théo d’aborder des thèmes et des valeurs de notre société : égalité, espoir, vivre ensemble… tout en y distillant des symboles. Mains, planètes, motifs géométriques, couleur dorée… Ainsi, l’artiste crée du symbolique pour s’adresser au plus grand nombre et tisser un lien collectif.
Théo Haggaï a également accompagné son premier chapitre d’une installation audio, divisée en quatre parties. Reprenant les codes du conte oral, Théo Haggaï déploie son œuvre sur différents médias afin de renforcer le propos de son récit.
Le transmédia storytelling, ou l’art de raconter des histoires à l’infini
A l’ère des convergences médiatiques, il est intéressant d’analyser comment les artistes urbains s’emparent de la pratique du transmédia. C’est Henry Jenkins, chercheur américain dans le domaine des nouveaux médias, qui a théorisé le concept de « transmédia storytelling » en 2003. A comprendre par le processus de déploiement d’un récit sur plusieurs médias, qui permet de développer une expérience unifiée et cohérente de l’histoire. Ce processus est très courant dans les industries créatives. Une même histoire – prenons quelconque univers fictionnel : Marvel, Harry Potter, Indiana Jones… – peut se déployer sur différents supports (littérature, films, séries télé, jeux vidéo, expositions, réseaux sociaux…) créant ainsi différents points d’entrée dans l’histoire, et par la même occasion, touchant un public différent.
Philippe Marion, chercheur en communication, parle de « transmédiagénie ». Le récit transmédiatique comporte des éléments narratifs facilement déployables d’un média à un autre. Par exemple, la présence de personnages, d’une intrigue, d’une sérialité, facilitent la circulation du récit pour en faire une œuvre complète. Des artistes urbains possèdent, eux aussi, une démarche transmédia.
Noty Aroz
En tant que représentant de la Mythologeny, le duo Noty Aroz répand la pensée du Professeur issue de son essai La Théorie du Syncrétisme Fictif, via différents supports. Travaillant en série, les deux artistes représentent les néo-divinités de la Mythologeny, en expliquant leurs origines. Une néo-divinité est une fusion entre un personnage de fiction et une civilisation ancienne. On trouve par exemple El Murciélgo, fusion entre Batman et le folklore mexicain ; Star Shivar, fusion entre Star Wars et l’hindouisme ; ou encore Scremses II, fusion entre Scream et l’Egypte antique. Sculptures, fresques, BD, vidéo, podcast, réseaux sociaux… Les artistes racontent les histoires de ces néo-divinités, tout en relatant leurs propres aventures, à travers différents médias.
Ainsi, Noty Aroz utilise la démarche du transmédia pour évoquer une mythologie contemporaine.
Mani
Mani est un artiste pluridisplinaire basé à Lyon. Avec l’aide financière du CNC, Mani développe un jeu vidéo tiré de son univers narratif. L’artiste a augmenté l’environnement de son œuvre picturale afin de faire évoluer ses deux personnages dans un cadre précis. Selon l’artiste, ce déploiement de l’univers narratif a demandé un travail conséquent de recherches graphiques, accompagné d’une réflexion autour de la mise en intrigue : doit-on donner la possibilité au joueur de décider de la suite de l’intrigue ? Ou bien doit-on construire un récit linéaire dans lequel le joueur n’a qu’un seul choix possible ?
En 2023, Mani publie son livre Eologia sur la thématique du vent, témoignant une fois encore de la transmédialité de son univers narratif.
L’espace public comme espace de réception
« Un récit ne peut se comprendre que dans son essence dialogique, inévitablement tournée vers l’autre. »3
Philippe Marion
Le chercheur Philippe Marion envisage le récit dans son aptitude communicationnelle, c’est-à-dire sa relation avec le récepteur. Et si la figure du récepteur est aussi importante que celle de l’auteur aujourd’hui, c’est notamment grâce aux travaux du sémiologue italien Umberto Eco sur la notion de réception. Selon Umberto Eco, toute œuvre est ouverte et peut être interprétée de différentes manières. Dans Lector in Fabula, Eco explique le processus de réception : le texte – ou œuvres urbaines dans le cadre de cet article – est une « machine paresseuse » qui veut qu’on l’aide à fonctionner en comblant les blancs. Le lecteur – ici, le public – n’est pas passif et collabore par un travail interprétatif selon sa culture personnelle. En d’autres termes, le public s’empare du récit en le liant à sa propre expérience. Dans son travail de réception, le public peut tout aussi bien rejeter ou critiquer une œuvre. Ainsi, le récit est envisagé comme une médiation destinée à rendre possible la production de significations (une pensée, une opinion partageable au plus grand nombre). Le récit serait donc capable de tisser des liens sociaux, des interactions.
A l’inverse d’une œuvre exposée dans un musée, une fresque murale réalisée sans autorisation préalable ne possède pas de cartel explicatif précisant le contexte de création ou une interprétation. La peinture murale est donc confiée au public, brute, libérée d’une signification imposée. Un phénomène d’appropriation par le public se met en place. Les œuvres urbaines fonctionneraient alors comme des « œuvres ouvertes » (Umberto Eco) dans lesquelles le public construit le sens. C’est par l’image, dont le philosophe Gaston Bachelard soulignait la dimension active, que le public projette son imaginaire.
1BARTHES Roland, Introduction à l’analyse structurale des récits. In: Communications, 8, 1966. Recherches sémiologiques : l’analyse structurale du récit. pp. 1-27.
2Ibid.
3MARION Philippe, « Communication et récit : Échos d’une relation tumultueuse », in Recherches en communication, n° 11, 1999.