« Imaginez une équipe de foot masculin avec une femme », déclare RosyOne, artiste pionnière du graffiti qui témoigne dans Figures de graffeuses, co-écrit par Elise Clerc et Audrey Derquenne et paru en septembre 2020 aux éditions Gallimard. En effet, qui a déjà entendu parler de Lady Alézia, Nikita, Lunkie, Pearl, Trema, Kaldea, Oxi… ? Eh oui, même dans le graffiti, les femmes restent moins connues et moins médiatisées que les hommes. Pourtant, la rue leur appartient aussi !
Cet ouvrage nous plonge dans la version féminine du graffiti. Il donne de la visibilité à des artistes trop souvent oubliées. Qui sont donc ces femmes qui ont réussi à s’imposer dans ce monde majoritairement masculin ? On vous propose de découvrir 50 femmes et autant d’univers qui se livrent et nous font vivre le graffiti.
Les femmes s’emparent de la rue
Des graffeuses au cœur de leur sujet
Pas facile de se faire une place dans un milieu aux règles strictes et ultra masculin. C’est un « milieu qui s’est quand même ouvert à quelques dizaines de femmes, parfois légitimement, parfois de façon plus »batailleuse » », peut-on lire dès l’introduction du livre.
Elise Clerc et Audrey Derquenne sont parties à la rencontre de femmes aux productions figuratives, les fameux « personnages ». Plus facilement reconnaissables et accessibles au public, ces « perso » interpellent le regard à travers des compositions de couleurs et d’expressions. Ainsi, « les personnages transmettent des sentiments et des messages, ils permettent de montrer le monde tel qu’on le pense, de faire des constats politiques, ou simplement d’exprimer des sentiments personnels », affirme RosyOne.
La dimension chronologique du livre démontre que, qu’il s’agisse des années 90 ou 2000, les sensations restent les mêmes : l’adrénaline, le plaisir, la peur… Les motivations restent également les mêmes : le graffiti est un moyen d’expression, un exutoire ou une thérapie. C’est un acte de revendication, de contestation, voire une bouée de sauvetage sur une trajectoire chaotique donnant un sens à leur vie.
C’est un milieu qui s’est quand même ouvert à quelques dizaines de femmes, parfois légitimement, parfois de façon plus « batailleuse ».
Elise Clerc et Audrey Derquenne
Portraits de femmes à la conquête du graffiti
50 graffeuses ! 50 femmes, ni plus ni moins, sont présentées. « Qui sont ces femmes qui ont réussi à s’imposer ? » s’interrogent d’emblée les autrices. Certes, la liste n’est pas exhaustive. On y croise les pionnières telles que Kat Détraké (née en 1979) ou encore Nikita (née en 1980) et des plus jeunes, comme Jomad (qui débute en 2006).
Au-delà d’une riche iconographie, l’un des atouts du livre émane de ce côté humain rendu possible par le choix narratif : ce sont les graffeuses elles-mêmes qui racontent leur expérience. On est surpris par la sincérité et la façon très personnelle dont certaines graffeuses comme RosyOne ou Hastr se confient aux autrices. Les mots de ces femmes sont faits de promesses, de nostalgie et d’interrogations. On y croise des paroles brutes, écorchées ou au contraire très posées et réfléchies.
Elles reviennent sur les nuits passées en garde à vue, les changements opérés suite à leurs évolutions professionnelles, mais également leur rapport à la maternité. Elles racontent leurs relations avec les graffeurs et leur rapport à l’illégalité dans la rue. Chaque artiste explique pourquoi et comment elle est venue au graffiti, parle de sa pratique et de son univers. Ce livre célèbre ces femmes qui ont fait du graffiti un art de vie.
Une curieuse créature dans un monde « ultra testostéroné »
« Pas mal pour une fille », réplique culte des hommes
Elise Clerc a baptisé son blog « Pas mal pour une fille » à partir d’une remarque que lui a faite un homme à la fin d’un graff. Cette remarque, beaucoup de graffeuses l’ont entendue et elle demeure frustrante. Lady Alézia confie qu’elle se retrouve toujours face à des questions en rapport avec son genre, « questions qu’on ne poserait jamais aux hommes ».
Alors pour être prises au sérieux, certaines graffeuses revendiquent le côté asexué du graffiti, à l’instar de Nawak. « Nawak, c’est toi ? Je pensais que c’était un mec ! », cette réflexion, l’artiste l’a entendue à chaque fois qu’elle s’est présentée. Quelle réaction aurait suscité un graff s’il avait été anonyme ? Telle est la question posée par les artistes dans ce livre. Le graffiti a cette faculté de pouvoir rendre anonyme et mystérieux.
De plus, dans un milieu remplit de testostérone, il peut être difficile de ne pas tomber dans les clichés. Ces femmes seraient ainsi incapables d’escalader des grillages, dénonceraient facilement leurs amies à la police, courraient moins vite, n’auraient pas de technique et seraient réduites au rang de « femmes de ». Autant de préjugés que les autrices ont recueillis auprès des artistes. On les met dans des cases malgré elles, parce qu’on leur rappelle assez souvent qu’elles sont des « filles ». Dès lors, les graffeuses sont regardées de manière assez curieuse. Etant une minorité, elles sont connues plus rapidement, mais doivent davantage faire leurs preuves pour être véritablement reconnues. Longévité, détermination et démarcation sont les maîtres mots et qu’importe le sexe.
GraffitiWoman, des porte-parole féministes
Pas de guerres d’égo non plus : « C’est plutôt masculin, peut-être parce que les femmes sont moins nombreuses, donc moins en concurrence », souligne Seeya. Les autrices relèvent une ambiance particulière entre les femmes artistes, moins compétitive que celle qui règne chez leurs collègues masculins. « Nous évoluons dans une société qui pousse à instaurer des rapports de rivalité féminine, mais j’ai le sentiment qu’il règne dans le graffiti un climat de bienveillance entre filles », déclare OXI.
Dans l’espace urbain, face aux oppressions multiples et patriarcales, le graffiti s’impose comme un geste d’affirmation. Une prise de pouvoir éphémère qui vient déborder les aplats moroses de la rue. A l’instar de Dyva, dont la sensibilité sur la condition féminine l’a amenée à créer des personnages féminins qui ont toujours les yeux fermés pour ne plus voir les atrocités de ce monde sordide. Il n’y a qu’une bouche pour « pousser un cri de vie » et de révolte pour toutes les femmes privées de leur liberté, de leur parole. Dans cet art illégal, noctambule et marginal, ces femmes ont quelque chose à dire, quelque chose à prendre.
Nous évoluons dans une société qui pousse à instaurer des rapports de rivalité féminine, mais j’ai le sentiment qu’il règne dans le graffiti un climat de bienveillance entre filles.
OXI
Pour conclure, Figures de graffeuses est passionnant ! Il met en lumière une vision peu exposée dans la littérature liée à la culture urbaine : la pratique féminine du graffiti. Au total, 50 artistes aux profils très divers se sont confiées et nous ont racontées l’histoire du graffiti en France. Pour elles, « graffer », c’est une manière de se surpasser. Conscientes d’évoluer dans un milieu essentiellement masculin, elles suscitent curiosité voire admiration même si elles se heurtent à certains clichés. La question d’être une femme dans ce milieu revient souvent mais au-delà de la question du genre, c’est leur passion pour le graffiti qui en ressort. Les femmes ont toujours été présentes dans ce mouvement. Elles ont réussi à se frayer un chemin dans ce monde dopé de testostérone. Trop vite cataloguées : tantôt petite sœur ou petite amie, elles ont refusé les étiquettes et ont préféré laisser parler leur art.
Éveiller la curiosité du graffiti pratiqué par des femmes, les mettre en avant, ne pas donner de leçon, ni faire de reproche aux personnes de ce milieu, c’est ce qu’ont réussi les autrices. C’est un livre fait par et pour des graffeuses. Vous prendrez plaisir à lire ces 50 histoires de vie. Aucune ne se ressemble. Grâce à ce livre, quand vous reconnaîtrez leurs signatures sur des murs, vous pourrez dire : « Hey, c’est une femme qui l’a graffée ! »
A PROPOS DES AUTRICES :
Elise Clerc et Audrey Derquenne connaissent bien le graffiti, pour la simple et bonne raison qu’elles l’ont pratiqué durant de nombreuses années. Audrey Derquenne, 29 ans, graffeuse depuis 2006, a été active en région Nord. Elise Clerc, 39 ans, a été graffeuse à Paris et en région parisienne dans les années 2000. Figures de graffeuses fait suite à Graffeuses, qui « complète et clôt cette présentation du mouvement féminin dans le graffiti en France ».
Elles ont également publié :
- Graffeuses, Alternatives. 2018.