Rencontre avec Etnik, figure italienne du graff

 

Etnik (Alessandro Battisti) , est né en Suède, 1972. Il vit et travaille actuellement entre Florence et Turin. En Italie, il est considéré comme l’un des artistes les plus actifs et complets du graffiti. Ayant développé son propre style géométrique, ses oeuvres révèlent une parfaite maîtrise de la composition et des formes et nous amènent à pénétrer dans un monde architectural et abstrait. À l’occasion de sa dernière exposition « The Beauty of Brutalism »à la GCA Gallery, nous avons eu l’occasion de l’interroger. Critique, pertinent et pointu, il nous partage sa vision du milieu. 

Portrait de l'artiste

Portrait de l’artiste

 

Peux-tu nous présenter ta carrière et ton évolution dans le milieu ?

J’ai commencé le graffiti “classique” en Toscane, à Florence (ma ville d’origine), en 1992 après avoir rencontré des personnes du milieu. J’ai continué comme ça pendant environ 10-15 ans entre recherche de murs, travail sur mon style, rencontre de nouvelles personnes et de nouveaux artistes, voyages à travers l’Europe.

Ensuite, en développant mon style et en évoluant avec mon crew (8-9 personnes), j’ai travaillé sur des grandes fresques en Italie. J’ai également essayé de travailler sur mon lettrage en général en incorporant des lettres davantage géométriques, pour aller plus loin que mes wild style.

J’ai ensuite entamé une réflexion sur la ville, en essayant de ne plus simplement la voir comme mon terrain de jeu, mais comme quelque chose que je peux critiquer. Les gens vivent en ville, utilisent différents aspects de la ville, mais elle peut être également agressive pour ces personnes. Dans mes oeuvres, je vais utiliser des éléments abstraits mais je vais toujours évoquer la ville ou l’urbanisme, d’où cette exposition.

 

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Gauche : « Struggling », 2017 – Acrylique, peinture aérosol et marqueur sur panneau Droite : « Bursting out », 2017 – Acrylique, peinture aérosol et marqueur sur panneau

 

Justement, pourquoi cette exposition ? Comment est-elle reliée à ton évolution stylistique ? J’ai vu que tu avais certaines oeuvres avec du lettrage mais la plupart sont purement abstraites et graphiques. Pourquoi as-tu décidé d’enlever les lettres pour ne laisser que les éléments abstraits ?

Peindre beaucoup signifie évoluer rapidement. Quand tu as ton propre style, et qu’il est reconnaissable, tu n’as plus besoin de signer ou d’écrire : c’est simplement ton style qui parle pour toi. J’aime utiliser des lettres quand j’en ai besoin, quand j’aime la composition, mais si je dois faire une composition ou une illustration sans lettres, je ne les impose pas. La plupart du temps, j’écris des lettres comme des tags pour garder mes racines du graffiti. Mais dans cette exposition, j’ai voulu parler de la nature, de la dualité entre la nature et l’urbanisme, je n’ai pas autant besoin de mettre des graffitis.

 

Est-ce la raison de ton utilisation du bois ou des plaques métalliques comme support ? J’ai remarqué que tu ne travaillais pas sur des toiles.

J’ai travaillé sur des toiles plus tôt dans ma carrière mais ce n’est pas le meilleur support pour moi. Je peins dans des friches industrielles, donc parfois je trouve des panneaux en bois que je récupère et que je nettoie ensuite dans mon studio pour les restaurer. De cette façon, je peux utiliser quelque chose qui était industriel auparavant. J’ai trouvé certains des supports en bois utilisés ici dans ces friches (ceux qui sont bruts, un peu abîmés), tout comme les panneaux métalliques dont j’apprécie le côté industriel.

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« Heart of the city », 2017 – Acrylique, peinture aérosol et marqueur sur métal

 

Est-ce lié à ce que tu disais à propos de l’urbanisme ?

 

Tout à fait. Je me concentre sur tout ce qui est urbain ou industriel, comme les éléments en volume sur mes oeuvres. Ils constituent ma façon, abstraite, de représenter les bâtiments. Je n’ai pas besoin de peindre des fenêtres ou des détails particuliers, juste les masses permettent d’illustrer ce qu’il y a autour de nous, autour de cette galerie par exemple. Ce sont des éléments architecturaux que je vais trouver sur un bâtiment : je veux un symbole de l’urbanisme, que ce soit une colonne ou un coin d’immeuble. Le contraste dans ces oeuvres réside dans les éléments naturels. Parfois ce sont des choses autour du mobilier urbain, d’autres fois je vais m’intéresser à ce qui pousse sur les bâtiments. Les éléments géométriques que je représente s’opposent à la nature colorée. Je suis notamment inspiré quand je vais dans des endroits abandonnés, puisque, d’ici 10 ans, la nature aura repris ses droits là-bas. Je ne veux pas faire de photos, ce n’est pas ma façon de représenter tous ces éléments.

 

C’est pour cela que des feuilles ou d’autres détails naturels dans tes oeuvres.

Oui, exactement.

 

Etnik, j’ai vu que tu avais écrit beaucoup de mots sur une de tes oeuvres, presque comme des mots-clés. Peux-tu nous expliquer ton intention ici ?

Si tu vois des bâtiments à Tokyo, ils ne sont constitués que de mots écrits : des phrases, des spots lumineux, des écrans de télévision. Tu ne vois plus l’immeuble derrière, il n’y a plus que de la publicité. J’aime mettre des lettres, comme une étude pour des graffitis, sauf que ce ne sont plus mes mots mais ce que je vois sur les bâtiments. C’est aussi une façon d’écrire mes idées et de ne pas juste les peindre. Tu peux lire certaines phrases sur cette oeuvre.

 

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« Retour de la nature », 2017 – Acrylique, peinture aérosol et marqueur sur panneau

 

Es-tu plus à l’aise à travailler dans la rue, à l’extérieur sur des grandes surfaces ou peux-tu maintenant t’exprimer sur des plus petits formats ? J’imagine que certains artistes peuvent trouver que des toiles sont trop petites et qu’ils sont restreints, voire moins libres.

Bien sûr. En tant que graffeurs, on a commencé dans la rue, pas dans des galeries. Ce sont des endroits à l’opposé des habitudes d’un graffeur. Mais il y a aussi une évolution après une carrière de 25 ans et pour moi, ce que je peins en extérieur et en intérieur est connecté. Pour moi, utiliser ces petits formats me permet de préparer des idées ou des études et de faire évoluer mon style et mes concepts, ce qui me servira quand j’irai en extérieur. Et inversement, en étant dehors, je peux trouver des solutions pour certaines des oeuvres que je présente en galerie. De plus, je ne peux aller en galerie que si je suis totalement libre pour faire ce que je veux. Il y a 15 ou 20 ans, cela était un problème : les galeries ne s’intéressaient qu’à une seule facette de l’artiste, dans le but unique de vendre.

 

« Pour moi, après 25 ans dans le milieu, rien ne changera. »

 

"Grown up from concrete", 2017 - Acrylique, peinture aérosol et marqueur sur panneau signé

« Grown up from concrete », 2017 – Acrylique, peinture aérosol et marqueur sur panneau

As-tu l’impression que les choses ont beaucoup changé ? Beaucoup de galeries se penchent aujourd’hui sur des street artistes, le marché se développe également. Comment perçois-tu cette évolution ?

Pour toutes les galeries, le street art n’existait pas il y a 10 ou 15 ans. C’est vraiment fou, les choses ont changé très rapidement, et peut-être l’intérêt s’éteindra tout aussi vite, je ne sais pas. Mais cela donne aux artistes l’opportunité de réaliser des projets d’envergure, que ce soit en quantité ou du point de vue d’une évolution stylistique. Il n’y a pas que les galeries, cela concerne aussi les festivals ou tous les événements urbains qui ont lieu tous les mois dans le monde entier. On peut fonctionner de cette façon tant que l’artiste est libre de faire ce que bon lui semble. Je ne sais pas si c’est le cas partout, mais avec moi, c’est une condition non négociable.

 

Etnik, que penses-tu de certains artistes se réclament du mouvement street art sans avoir jamais exposé leurs oeuvres dans la rue, et ne vont qu’en galerie, en profitant de l’engouement actuel pour le mouvement. Venant du graffiti, quelle est ta vision sur ces artistes ?

Je suis très critique, je n’aime pas ces artistes et ce qu’ils font. Comme le street art est tendance, certaines dérives en découlent. C’est comme la musique : j’aime les choses underground, pas très commerciales mais le business se fait avec de la musique commerciale. Je suis confiant sur ce que je fais, je sais que ce n’est pas ce qu’il y a de plus abordable, mais ce n’est pas l’objet pour moi. Je n’aime pas voir quelque chose qui arrive très rapidement en 1 ou 2 ans. C’est facile aujourd’hui, surtout si tu te concentres sur des sujets banals, mais je ne peux rien y faire, à part faire de mon mieux dans mon propre travail. C’était la même chose 15 ans plus tôt. Certaines personnes vont s’engouffrer dans quelque chose qui est à la mode avant d’en sortir 2 ou 3 ans plus tard. Pour moi, après 25 ans dans le milieu, rien ne changera.

 

Trouves-tu également que la perception du public vis à vis du street art a changé ? Il me semble aujourd’hui que les passants dans la rue acceptent le street art s’il embellit la ville, mais ont toujours du mal avec le graffiti.

C’est ce qu’il y a de plus drôle dans ma vie et dans ma carrière. Quand j’ai commencé il y a 20 ans, j’étais très mal vu du public qui voyait ça d’un oeil négatif. Tout le monde te détestait et détestait plus généralement le monde du graffiti. Mais ce que j’apprécie tout particulièrement, c est que mon travail dans la rue a fait changer la perception des gens depuis 20 ans. Cela prend 15 ou 20 ans mais aujourd’hui la réaction des gens est extrêmement positive et admirative. On nous remercie pour ce qui arrive dans toutes les villes, surtout dans les quartiers qui étaient délaissés ou dans les banlieues.

 

Cela permet d’améliorer le quartier, de l’embellir.

Oui, exactement. Ce qui a aussi changé est la mutation de la scène graffiti en street art. Ce n’est plus aussi agressif envers la ville, on en fait des événements artistiques maintenant. Ce ne sont pas juste les personnes qui ont changé, c’est aussi notre monde en tant qu’artiste.

 

"Grey and colours", 2017 - Acrylique, peinture aérosol et marqueur sur métal signé

« Grey and colours », 2017 – Acrylique, peinture aérosol et marqueur sur métal

 

Par ailleurs, est-ce que ton évolution est due au fait que tu pratiques le graffiti depuis 20-25 ans et que d’un coup tu as voulu faire autre chose ? Ou bien est-ce que ton évolution a été progressive ?

Je n’ai jamais eu l’intention de m’arrêter ou de changer. Ce que je fais aujourd’hui, c’est juste l’évolution de ma carrière, en développant mes concepts. Tu ne peux pas trouver plus libre que le monde du street art : nous sommes toujours libres de faire ce que nous voulons, que ce soit continuer, s’arrêter, changer, être dans le marché ou rester en dehors. Tous les jours, je suis libre de décider ce que je veux mais je n’ai jamais eu l’intention de m’arrêter, même quand je recevais certaines critiques négatives.

 

Trouves-tu de l’inspiration partout où tu vas ? Ou est-ce qu’en Italie particulièrement, tu as davantage d’idées ?

Je viens de Florence qui est une ville d’art classique. Donc pour voir l’exact opposé de ce que je peux voir quotidiennement, je dois beaucoup voyager. Le paysage urbain de la banlieue parisienne, de Londres ou de l’Allemagne est complètement différent de ce que je vois tous les jours à Florence. De plus, la façon dont je peins là-bas est éloignée de ce que je fais ailleurs car je ne peux pas m’exprimer dans la ville. Il faut trouver le bon endroit, à l’extérieur du centre.

 

Sur ce point, venant de Florence, ville avec un patrimoine artistique classique, est-ce que la municipalité s’intéresse au street art ?

C’est exactement le problème. Quand nous étions à Florence, il était difficile de trouver un endroit pour peindre, nous étions le plus souvent en extérieur. Récemment, c’est encore pire. La ville se développe d’un point de vue touristique, en appuyant sur son patrimoine artistique classique. C’est encore plus difficile pour le street art qu’auparavant. Cela-dit certaines villes historiques arrivent à incorporer des projets de street art d’envergure ; je pense que la petite taille de Florence l’oblige à se concentrer sur les quartiers touristiques. Les choses changeront peut-être à l’avenir, il faut du temps.

 

Tu es donc obligé de voyager pour trouver à la fois l’inspiration et des endroits où peindre. A ce propos, réalises-tu toujours des oeuvres en extérieur vandales, comme à tes débuts ?

Maintenant, quand je suis libre, je préfère chercher des grands espaces abandonnés et particulièrement des friches industrielles. Avant, je m’exprimais davantage dans la rue. Aujourd’hui, je me déplace pour découvrir de nouveaux endroits. Ce n’est toujours pas légal mais je ne travaille plus dans la rue. C’est également une source d’inspiration car, quand j’arrive dans ces grands espaces, c’est exactement ce que je veux reproduire dans mes oeuvres. J’y reste en général un ou deux jours, et je laisse ma trace là-bas. J’espère qu’un jour, je pourrais en faire un petit livre qui ne montrerait que ces oeuvres illégales en milieu industriel.

 

Gauche : "Can control", 2017 - Acrylique, peinture aérosol et marqueur sur panneau signé Droite : "No balance", 2017 - Acrylique, peinture aérosol et marqueur sur panneau signé

Gauche : « Can control », 2017 – Acrylique, peinture aérosol et marqueur sur panneau
Droite : « No balance », 2017 – Acrylique, peinture aérosol et marqueur sur panneau

 

Du point de vue de ta technique, as-tu dû t’adapter aux supports que tu utilises comme le bois ou le métal ? En d’autres termes, utilises-tu uniquement des sprays ou aussi de la peinture ?

Avant que je commence à graffer, j’utilisais déjà de l’acrylique sur des toiles. Quand j’avais 14-15 ans, je pouvais déjà peindre comme un artiste classique. Depuis mon enfance, j’ai toujours peint. J’ai étudié l’art dans l’Académie des Beaux-Arts donc j’utilisais des pinceaux et de la peinture avant même le graffiti. Ici, la plupart des oeuvres sont réalisées avec de l’acrylique et ensuite j’utilise des sprays pour certains détails comme le cyprès. Pour ce détail, j’ai dû recourir au pochoir, que je n’emploie pas d’habitude. Le graffiti n’était pas pour moi un changement dans la technique mais bien plus dans mon mode de vie.

 

A ce sujet, comment es-tu entré dans le milieu du graffiti ?

Ce n’était pas simple car le monde du graffiti contient beaucoup de règles tacites. On s’intéresse plus à ton niveau : si tu n’es pas assez bon, tu disparais parce qu’on peut te recouvrir d’un jour à l’autre. C’est une bonne école pour grandir, se faire respecter et respecter les autres artistes. Maintenant, après 20 ans, la communauté graffiti se connaît et nous sommes très nombreux en Europe. C’est d’ailleurs ce qui est très agréable dans cette communauté du street art et du graffiti : elle est importante et unie. On peut donc voyager, se rencontrer, évoluer en discutant les uns avec les autres ou en peignant ensemble.

 

"Unnatural geometry", 2017 - Acrylique, peinture aérosol et marqueur sur panneau

« Unnatural geometry », 2017 – Acrylique, peinture aérosol et marqueur sur panneau

D’ailleurs, as-tu eu l’occasion de rencontrer ou de travailler avec certains artistes français lors de ton passage ?

En voyageant comme je le fais, tu rencontres des gens. Je connais certains artistes français depuis 10-15 ans, on se voit pour peindre ensemble de temps en temps. Par exemple, ils sont venus peindre avec moi lors de leur passage à Turin. Ce sont donc à la fois des amis et des collègues, ce qui est sympa.

 

As-tu déjà eu l’occasion d’exposer en solo ?

Oui, j’ai déjà exposé 6 ou 7 fois seul dans les 4 dernières années. Chaque exposition est liée à la précédente, que ce soit le thème, le concept ou la technique que j’emploie. Parfois, je développe une critique de l’urbanisme, d’autres fois je vais présenter des oeuvres plus fantastiques sur le paysage urbain.

 

Comment se déroule ton processus créatif ? Tu trouves d’abord les éléments géométriques et après tu les embellis avec des détails naturels ?

Parfois, j’exploite la première idée qui me vient et j’imagine comment doit être l’oeuvre finale. D’autres fois, je n’utilise pas de brouillon et je travaille directement sur la toile. L’oeuvre se développe alors toute seule : je ne connais pas par avance ce que sera exactement le résultat final. J’ai une première intuition, puis quand je commence, je peux changer les formes ou les couleurs. Je peins également très vite, il faut que je finisse 1 à 3 jours en totale immersion après avoir eu l’inspiration. Si je travaille sur une toile pendant 2 semaines, tout est perdu.

 

D’une certaine façon, est-il difficile pour toi de savoir quand s’arrêter ?

Oui, tout à fait ! C’est bien plus délicat de savoir quand s’arrêter que de savoir quand commencer. Tu dois savoir exactement le moment où la composition est terminée : si tu rajoutes un détail, tu peux détruire toute la composition. Si j’en fais trop, l’oeuvre peut être trop chargée. Il faut que mes éléments flottent, circulent. Ils sont déjà nombreux et avec beaucoup de couleurs, il faut que je m’arrête au bon moment.  

 

"Enveloping nature", 2017 - Acrylique, peinture aérosol et marqueur sur panneau

« Enveloping nature », 2017 – Acrylique, peinture aérosol et marqueur sur panneau

 

Pour plus d’information sur Etnik et son exposition : ici