« Jetant son encre vers les cieux,
Suçant le sang de ce qu’il aime
Et le trouvant délicieux,
Ce monstre inhumain, c’est moi-même. »
Guillaume Apollinaire n’a pas tout à fait tort lorsque, dans son poème, il se compare à ces étranges animaux que sont les céphalopodes. Pieuvres, poulpes, calmars et autres octopus, nos amis à tentacules font l’objet de la curiosité des Hommes et des artistes qui y projettent aussi bien leurs peurs que leur empathie. Chez les Grecs durant l’Antiquité, l’animal était apprécié et représenté sur les poteries en raison de l’aspect décoratif de son corps tout en arabesques. Plus tard au Japon, Hokusai dans sa célèbre estampe Le Rêve de la femme du pêcheur, dévoile un aspect érotique et dérangeant de la créature. Les graveurs du XIXe siècle comme Gustave Doré ou Édouard Riou en offrent des visions terrifiantes et titanesques pour illustrer les monstres marins qui rôdent dans les romans Les travailleurs de la mer de Victor Hugo et 20 000 lieux sous les mers de Jules Verne. Parmi les murs de nos villes, les artistes urbains livrent, eux-aussi, leurs approches de l’animal tentaculaire. Faisons donc une plongée au cœur des abysses colorés de ces street artistes…
Alexis Diaz, originaire de Porto Rico, voyage à travers le monde depuis 2012 pour déposer sur les murs des villes qu’il visite, ses créatures surréalistes. A la manière de cadavres exquis colossaux, l’artiste compose de grandes fresques où se déploient les corps hybrides d’étranges animaux. Par l’étrangeté et le mystère qui s’exhalent de ces corps aquatiques, la faune marine est un répertoire visuel dans lequel Alexis Diaz puise allègrement. La figure du calmar (ou du moins ses tentacules) est un motif récurant qui permet de créer des monstres à l’impact visuel fort. Un impact visuel déjà servi par sa technique spécifique : un tracé fin au pinceau noir qui donne à ses fresques des allures de gravures géantes. Si l’artiste s’investit dans son île natale avec la formation du collectif artistique La Pandilla et la création d’un festival de Street Art Los Muros Hablan (Les Murs Parlent), son imaginaire débridé s’est senti limité en termes d’espace. Aussi Alexis Diaz déverse aujourd’hui son océan de créatures flottantes sur les murs des grandes villes du globe.
Animal poétique par excellence, ses tentacules apparaissent pour certains artistes, comme autant de lignes souples et esthétiques. Par ailleurs la créature n’est-elle pas poète à projeter ainsi son encre pour se défendre ? Ces aspects « calligraphiques » de la pieuvre, Odeith a su les déceler pour se les approprier. Né en 1976 à Damaia au Portugal, Sergio Odeith s’est affirmé dans les années 1990 comme l’un des meilleurs writers de son pays, et sa réputation s’est depuis étendue à l’international. Son domaine de prédilection est le lettrage 3D, sa maîtrise est telle qu’il flirte avec l’art de l’anamorphose créant l’illusion chez le spectateur. Jouant aussi bien avec les arabesques tentaculaires qu’avec les lignes des lettres qu’il entremêle selon son bon-vouloir, l’artiste s’est également illustré dans le domaine du tatouage, jouant, comme la créature marine, avec l’encre au sein d’un salon de tatouage qu’il a fermé en 2008.
Plus proche de nos murs franciliens, comment ne pas évoquer l’artiste Kraken qui tire son nom-même du calmar géant qui hante les mythes scandinaves au Moyen-Age ? Artiste aux multiples facettes, Kraken donne à voir sur les façades de Paris des pieuvres noires qu’il peint au pinceau depuis 2009.
« L’idée m’est venue un peu par hasard ; l’effet abstrait des longs tentacules me plaisait. Et puis c’est l’animal de la Mafia. J’aime bien les peindre au-dessus des banques ou des bijoutiers, comme un clin d’œil ! »
En effet la figure de la pieuvre est assez symbolique : ses tentacules lui confèrent une forme d’ubiquité lui permettant d’avoir tout « à portée de ventouses », s’insinuant partout. En ce qui concerne Kraken, ses pieuvres se sont infiltrées dans les rues, la galerie d’Agnès b. mais aussi dans les œuvres de ses compères artistes. À l’image de celle attaquant la barque à la dérive de Levalet où l’une des dames préraphaélites de Nadège Dauvergne avait déjà pris place.
Cependant la pieuvre n’est pas qu’un monstre tentaculaire ou un motif organique esthétique, c’est aussi un animal doté d’une grande intelligence et que la communauté scientifique étudie avec grand intérêt. La prise de conscience écologique a poussé nombre d’artistes à s’intéresser aux animaux et leur préservation. L’artiste belge Roa est à ce titre l’une des figures éminentes du street art à motif animalier.
« Les animaux ont beaucoup plus à dire sur le monde que n’importe quelle autre créature. »
Prenant garde à conserver son anonymat, le style de Roa est néanmoins aisément reconnaissable avec ses immenses peintures représentant des animaux morts, vifs ou en souffrance dans un style graphique précis en noir et blanc. L’artiste interroge la place de la Nature et du monde animal dans nos environnements urbains et choisit d’investir des lieux de béton et d’acier laissés à l’abandon dans lesquels il donne à voir une vie sauvage qui reprend ses droits. Le choix des animaux représentés n’est d’ailleurs pas anodin puisque Roa s’inspire de la faune locale sur les murs où il crée. C’est sur l’île de Djerba, qu’il laisse derrière lui un superbe poulpe dans le cadre de ce musée à ciel ouvert qu’est l’initiative Djerbahood mise en place par la galerie Itinérance en 2014. Les poulpes de Méditerranée vivant dans les fonds marins séparant la Tunisie de l’Italie sont en effet réputés pour leur grande intelligence, Roa leur à donc rendu un hommage à sa façon en jouant avec l’architecture du village abandonné.
L’artiste portugais Artur Bordalo alias Bordalo II s’intéresse également à l’environnement et la condition animale. L’originalité de sa technique repose sur l’utilisation de déchets divers qu’il réemploie dans ses sculptures murales. Or si la beauté de ses œuvres font l’unanimité du public, elles dissimulent le désagréable revers de la destruction de l’environnement dont la faune et la flore sont les premières victimes.
« Je veux attirer l’attention sur un problème que nous avons tendance à oublier, à négliger ou à considérer comme un mal nécessaire. A savoir le gaspillage à grande échelle, les objets qui ne sont jamais réutilisés, l’absence de recyclage, la pollution et ses effets sur la planète. Je récrée donc la Nature – en l’occurrence des animaux – à partir des matériaux responsables de sa destruction. »
Les océans font aujourd’hui office de dépotoirs à l’échelle de la planète, à tel point que s’est formé au Nord de l’Océan Pacifique, un « septième continent » fait de plastique et représentant une superficie totale équivalant à six fois la France. Aussi quoi de plus logique que de représenter une figure du monde marin dont le corps est remplacé par les déchets ?
Si l’inquiétante étrangeté de ces tentacules faisant office d’appendices à ces créatures « cthulhuesques » peut en rebuter certains. Les pieuvres et leurs cousins ont aujourd’hui fédéré nombre d’artistes en ayant fait leur totem. Aussi, comme Baudelaire, nous devrions interroger ces animaux face à notre propre humanité, ou plutôt notre animalité…
Sources :
DREYFUS Emmanuelle, Manimal : entre animalité et humanité dans Graffiti Art N°37, pp.44-55.
PUJAS Sophie,Street Art : poésie urbaine, Paris, Tana, 2015, pp.162-175
PUJAS Sophie,Street Art : jeux éphémères, Paris, Tana, 2016, pp.118-123
PUJAS Sophie, Street Art – Bestiaire Urbain, Paris, Tana, 2018.
TECHENET Antoine & CODEX URBANUS, Bestiaire fantastique du street art, Paris, Editions Alternatives, 2018.
Alexis Diaz (http://www.street-art-avenue.com/street-artist/alexis-diaz)
Bordalo II (https://www.telerama.fr/sortir/street-art-les-incroyables-animaux-poubelle-de-bordalo-ii,n5370146.php)
Odeith (https://www.odeith.com/biography/)