« L’art est le plus court chemin de l’homme à l’homme » ! Que l’on partage ou non ce constat fait par André Malraux, la citation illustre cependant la question de l’art comme outil de communication. Cette phrase trouve un écho certain au sein du phénomène du street art où il n’y a plus besoin d’intermédiaire institutionnel entre l’artiste et le public et que puisse s’engager entre eux un véritable dialogue. L’art urbain, du fait qu’il s’inscrive dans cet espace public, a très tôt intéressé la sociologie. Dès 1976, Jean Baudrillard accorde au graffiti, plus précisément au phénomène du writing à New-York à la fin des années 1960, un essai, au sein de son ouvrage L’Échange symbolique et la mort. Intitulé Kool Killer ou l’insurrection par les signes, cet essai analyse la pratique du graffiti comme un élément de langage utilisé par les classes marginalisées dans une optique d’affirmation de soi et de revendication de l’espace de la cité dont elles semblent exclues. Dès lors, l’analyse de l’art urbain au sens large se voit ponctuellement réalisée de manière « sociologisante », trouvant dans le cadre des Cultural Studies un terreau fertile d’analyses.
Parmi la quantité pléthorique d’études consacrées à l’art urbain, l’analyse du caractère exilique du street art est ce qui nous intéresse dans le présent article. Cependant, le but ici n’est pas d’étudier la nature vagabonde d’un art intrinsèquement nomade, ni de déceler, à la manière d’un Sherlock Holmes (ou plutôt d’un Giovanni Morelli), les indices d’un exil vécu par les artistes urbains pourchassés par la justice. Non ! Le but est ici de proposer une piste de réflexion sur l’iconographie de l’exil et l’enfermement, en étudiant quelles sont les manières de mettre en scène plastiquement la figure humaine dans l’espace symbolique qu’investissent les street artists. Nous effectuerons cette analyse au travers des œuvres de trois grandes figures de l’art urbain, à savoir Ernest Pignon-Ernest, JR et Banksy. Les crises migratoires et les conflits de frontières contemporains offrent à ce titre une source renouvelée d’inspiration pour l’art contemporain.
Fantômes de papiers : d’Ernest Pignon-Ernest à JR
La notion d’exil, dans son essence même, se définit comme une absence. Le plus souvent l’absence d’un foyer qui fait de l’exilé une ombre de passage, qui ne se fixe que dans la mémoire et dans le temps mais jamais dans un espace définitif. Or c’est précisément le travail d’Ernest Pignon-Ernest que de façonner des images mémorielles qui activent le souvenir du passage d’un individu dans un lieu spécifique. Né à Nice dans le Sud de la France en 1942, l’artiste produit sa première image in situ en 1966 sur le plateau d’Albion en réaction à l’implantation de missiles nucléaires au sein d’une base militaire française. Il réalise à cette fin, un pochoir représentant une ombre fantomatique que lui a inspiré une photographie d’Hiroshima où l’on peut voir la silhouette calcinée d’un homme que l’explosion atomique a pulvérisé :
« J’avais découvert cette emblématique photo sur laquelle on voit que l’éclair nucléaire a brûlé un mur décomposant un passant dont il ne reste plus que la silhouette, ombre portée, comme pyrogravée sur la paroi. »
Depuis, l’artiste a abandonné le pochoir pour se consacrer au collage de dessins uniques ou de sérigraphies qu’il installe sur les façades de bâtiments. En ce sens, sa pratique artistique entre en résonance avec les thématiques que celui-ci aborde. Bien que réservé dans le cadre d’entretiens, Ernest Pignon-Ernest ne cache pas l’engagement politique qui l’habite au sein de ses œuvres ; faisant de l’Humain le sujet central de ses collages. Le papier par sa fragilité offre la possibilité de faire corps avec le mur, formant une seconde « peau ». Peau de papier qui, comme celle de l’Humain, est amenée à être déchirée, lacérée puis disparaître dans l’oubli. Par ailleurs, aux yeux d’Ernest Pignon-Ernest, ce n’est pas tant les collages que les lieux qu’il investit qui revêtent un caractère poétique et artistique :
« Redonner un sens, réinscrire une histoire humaine dans le lieu, faire remonter l’enfoui du lieu par une image qui en détient une part de réminiscence… Lutter contre l’amnésie de l’histoire. »
Toujours est-il que les figures exiliques fourmillent dans le répertoire de thèmes qui hantent l’artiste-colleur. Ainsi en 1978, Ernest Pignon-Ernest réalise une série de collages reprenant l’image du poète Arthur Rimbaud, surnommé « l’homme aux semelles de vent » en raison de ses pérégrinations incessantes et de sa poésie du voyage. De 1988 à 1995, c’est à Naples que l’artiste va exposer sa fascination pour Michelangelo Merisi dit Caravage, le maître du clair-obscur qui fuit dans le Sud de l’Italie suite au meurtre de Ranuccio Tomassoni en l’an 1606. Néanmoins, Ernest Pignon-Ernest s’intéresse également aux opprimés du quotidien. C’est notamment le cas de la série de collages qu’il réalise en 1974 à Avignon (France), intitulée Immigrés.
Né d’une discussion avec des travailleurs immigrés et constatant la position qu’ils occupaient dans la ville, à savoir relégués à la lie de la société dans des espaces restreints que l’on ne voit guère, l’artiste a travaillé à leur redonner une visibilité. Collés au pied de murs, les œuvres miment une ouverture en trompe-l’œil permettant d’observer ces travailleurs immigrés entassés les uns à côté des autres. Le regard désespéré que l’un d’eux lance aux passants-spectateurs est révélateur d’une situation complexe où le logement ne remplace pas le foyer. Quatre ans plus tard, c’est à Paris que Pignon-Ernest exerce son talent en réalisant près d’une centaine de collages représentant des individus désemparés, la valise et le matelas sous le bras, sur les façades détruites d’immeubles délabrés. Dû à une politique foncière dure, la fin des années 1970 voit naître à Paris une rénovation massive d’anciens quartiers-dortoirs transformés en quartiers résidentiels neufs aux loyers prohibitifs. Ainsi des centaines de familles sont forcées de déménager en vitesse, laissant derrière eux une partie de leur histoire, n’emportant que le strict nécessaire. Ernest Pignon-Ernest rend hommage à ces expulsés dont il laisse l’empreinte au milieu des ruines de leurs anciens foyers.
Cette image de l’exilé en quête de foyer, nous la retrouvons plus récemment dans le travail du jeune plasticien et photographe JR qui ne cache pas son admiration et l’influence qu’a eu l’Œuvre d’Ernest Pignon-Ernest pour lui (tous deux ont d’ailleurs collaboré en 2013). Photographe avant tout, JR fait le choix de mettre en scène ses clichés en noir et blanc dans l’espace urbain. Spécialiste du portrait, JR concentre ses efforts sur la représentation humaine, en particularité celle des minorités. Néanmoins, avec son projet Unframed, le jeune artiste lance en 2010 une nouvelle série d’installations dans laquelle il range son appareil photographique pour se lancer dans la recherche d’images anciennes dissimulées dans les archives des bibliothèques et des musées des lieux qu’il souhaite investir. Qu’il s’agisse de clichés de photographes célèbres ou anonymes, c’est l’image qui intéresse fondamentalement JR. L’anachronisme de la rencontre entre l’image sortie des limbes du passé et l’environnement urbain contemporain servant de nouveau contexte aux personnages, engendre une réflexion de la part du spectateur-passant et créé un sens nouveau relevant parfois de la simple poésie visuelle ou mettant en lumière les changements de mode de vie et le temps écoulé. Parmi les lieux visités lors du projet Unframed, l’un d’eux s’est révélé particulièrement emblématique : Ellis Island. En 2014, JR part pour New York où il est subjugué par la beauté mélancolique de l’hôpital abandonné d’Ellis Island. Le lieu est marqué par les migrations : de 1892 à 1954, près de douze millions d’immigrants traversent l’océan Atlantique, fuyant la misère, les famines, les guerres ou en quête d’un nouveau départ en Amérique. Le cœur gonflé d’espoir à la vue de la Statue de la Liberté d’Auguste Bartholdi, les migrants doivent cependant passer un poste-frontière où sont vérifiés leur identité et leur état de santé avant de pouvoir entrer légalement aux États-Unis.
« En 2014, lorsque le projet a reçu le feu vert, des photos d’archives provenant du musée reprirent vie à l’endroit même où elles avaient été faites, sur les murs des bâtiments fermés depuis 1954. C’est fou de penser que la Statue de la Liberté était si près et que de nombreux immigrants sont morts dans cet hôpital ou furent renvoyés là d’où ils venaient. »
L’hôpital fermé depuis 1954 a ainsi ouvert ses portes pour que l’artiste dispose une vingtaine de collages de personnes issus des archives photographiques d’Ellis Island. Les fantômes de femmes, d’enfants, de familles et de personnel soignant longent depuis, les murs craquelés du lieu. En 2015, cette série de collages fait l’objet d’un court-métrage réalisé par JR, écrit par Eric Roth et mettant en scène Robert De Niro qui, au cœur de l’hiver, narre l’histoire de jeunes enfants migrants prisonniers de l’île…
Chez les deux artistes colleurs, la prise en compte de l’environnement est primordiale. Le souvenir d’un passé douloureux est réveillé par l’image qui le convoque, créant à la manière d’un genius loci, une atmosphère spécifique, habitée, hantée par des fantômes de papier… En art et plus encore dans l’art urbain, la dimension spatiale de l’œuvre apparaît comme la plus importante lorsqu’il s’agit de traiter des questions d’exil et d’emprisonnements.
Faire le mur : un jeu d’enfants, de JR à Bansky
Si évoquer les liens entre art urbain et murs peut sembler naturel, les liens entre graffiti et enfance ne l’est pas moins. Au XIXe siècle se répand une iconographie de l’enfant en train de tracer des dessins ou des mots sur les murs, tantôt associé à l’idée de génie précoce, tantôt à la figure d’un garnement faisant le mur. Cette iconographie trouve une résonance dans la publicité mais aussi chez les graffeurs qui commencent leurs escapades urbaines très jeunes. Néanmoins, l’enfant reste avant tout une image de l’innocence et permet aux artistes utilisant ce motif d’analyser un fait de société avec des yeux enfantins qui induisent un raisonnement différent mais tout aussi percutant.
C’est cet enseignement que va retenir JR dans le cadre de ses installations à la frontière américano-mexicaine. En 2017 l’artiste s’installe à Tecate (Mexique) où il réalise deux œuvres avec l’aide des habitants. N’ayant obtenu l’autorisation de coller à même le mur de frontière, l’artiste s’est ingénié à monter un échafaudage sur lequel s’appuie l’image d’un malicieux petit garçon. Haute de plusieurs mètres, l’installation met en scène un jeune enfant, du nom de Kikito, en train d’observer par-dessus le mur. Derrière l’amusement, le constat est cependant amère : Kikito et sa famille ne pouvant traverser la frontière pour voir l’œuvre correctement. L’enfant devient ainsi un emblème des populations mexicaines souhaitant traverser la frontière tout en étant symptomatique des innocents coincés au cœur de conflits politiques qui les dépassent. Ce dernier aspect est d’autant plus évident du fait qu’il s’agisse d’un petit garçon d’un an seulement :
« Je me demande si cet enfant s’inquiète de ce qui est à venir ? A quoi pense t-il ? A un an, vous ne savez pas ce qu’est une frontière ou quel côté de celle-ci est le meilleur. »
JR poursuit sur la même thématique de l’innocence avec sa seconde installation disposée aux pieds de la première. Le 8 octobre 2017, l’artiste installe de part et d’autre de la frontière une grande table qui, vu du ciel, laisse apparaître un regard intense. L’installation intitulée Dreamer’s Eyes, reste cependant énigmatique : qui est le véritable rêveur ? L’enfant innocent, une personne aspirant à une meilleure vie de l’autre côté du mur, ou JR lui-même ? L’artiste a choisi d’organiser un immense repas en plein-air, malgré une interdiction des autorités, rassemblant une centaine de convives venus du Mexique et des États-Unis et incluant Kikito et sa famille. Le temps d’un repas, la frontière s’est ainsi vu oubliée, les invités partageant le même repas et écoutant la même musique, l’un des gardes-frontières alla même jusqu’à trinquer avec l’artiste en s’exclamant « Salud » !
Intéressons-nous à présent au plus célèbre des anonymes, à savoir Banksy, dont l’impertinence va de pair avec son goût pour les représentations iconoclastes. En 2015, l’artiste anglais s’attaque à un mur non moins polémique : celui de la frontière israélo-palestinienne. Avec ses interventions, l’artiste s’insurge contre la construction de cette colossale barrière de près de 700 km de long empiétant sur le territoire palestinien et ayant séparé des familles. Construite par le gouvernement israélien depuis 2002, le mur a pour but de prémunir leur population d’éventuelles attaques terroristes comme ce fut le cas lors de la seconde Intifada. Néanmoins le tracé arbitraire de cette frontière a poussé la communauté internationale à se prononcer contre l’édification d’un tel mur. Un avis qui arrange les affaires de Banksy puisque ce dernier se justifie ainsi de ses pochoirs illégaux :
Est-il vraiment illégal de vandaliser un mur jugé lui-même illégal par la Cour Internationale de justice ?
Adepte du pochoir et des œuvres scandaleuses, le vandale génial a réalisé plusieurs images marquantes dont l’humour grinçant a attiré l’attention de la presse mondiale. Parmi celles qui lui ont été attribués, trois d’entre elles sortent du lot et mettent en scène des enfants. La première, d’une simplicité plastique flagrante n’en reste pas moins la plus frappante : une petite fille en robe et coiffé d’une tresse, peinte avec un unique pochoir à la peinture noire, s’élève vers le sommet du mur comme pour le franchir, soulevée par huit ballons auxquels elle s’accroche. Dans cette œuvre l’amusement provoqué par le moyen de locomotion est sublimé par la poésie du geste, la fillette comme une allégorie de l’espoir, s’envole loin des conflits par delà le mur gris de l’oppression qui la sépare peut-être de ses proches…
Les deux autres peintures sont, par leur construction, assez similaires : elles mettent en scène de jeunes garçons vêtus de short de bain, seaux et pelles en plastiques à la main, qui semblent près à construire des châteaux de sable. Derrière eux, le mur de béton se fissure laissant voir un ciel d’un bleu éclatant et une plage paradisiaque. Banksy adresse ici un double message. Comment des enfants pourraient-ils vivre pleinement leur jeunesse de manière insouciante dans cette zone de conflit où règne peur et insécurité ? Une autre réflexion semble poindre derrière les craquelures du mur s’effondrant et faisant apparaître un nouvel espace idyllique. Peut-être l’espoir d’un lendemain meilleur avec la chute du mur ? Peut-être qu’à l’instar du mur de Berlin, les fragments peints et graffés de cette nouvelle barrière finiront dispersés à travers le monde, prouvant que l’art participe à briser les frontières ?
Tâchons cependant de conserver un recul critique quant à ce genre d’iconographie. Il est facile pour un artiste « engagé » d’adopter des postures politiques et morales convenues. Il est, en revanche, plus complexe de le faire avec pertinence. Les œuvres présentées ici ont pour point commun de signaler un dysfonctionnement géopolitique, qu’elles le fassent de manière directe ou détournée. Dans le cas de JR et Banksy, le choix d’une iconographie enfantine permet de s’interroger sur la situation présente mais également future puisque l’enfant symbolise les générations à venir. L’incitation à agir prend alors une tournure différente puisqu’elle nous met face à nos responsabilités et aux conséquences de nos choix.
Par son caractère éminemment social, l’art urbain se révèle être, plus qu’un simple « ornement mural », un véritable outil politique formant de plus courts chemins « de l’homme à l’homme » dans un monde en perpétuel mouvement.
Article initialement paru dans le premier numéro de la revue Parallèle 67 (https://revueparallele67.wordpress.com/2019/06/05/simon-grainville/)
Sources et bibliographie :
BANKSY (2006). Wall and Piece, Londres : Century.
BAUDRILLARD Jean (1976). L’échange symbolique et la mort, Paris : Gallimard.
CHUKHOVICH Boris (2014). Le street art, un genre exilique ?, [En ligne], 24 juin, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01011785/document. Consulté le vendredi 30 novembre 2018.
GERINI Christian (2016). « Interview d’Ernest Pignon-Ernest », Street Art Magazine, n°4, p.90-99.
GULON Jérôme (2012). Ernest Pignon-Ernest : le lieu et la formule, Grenoble : Critères.
RENÉ Jean (2015). JR : l’art peut-il changer le monde?, Paris : Phaidon.
RENÉ Jean, Art, SPIEGELMAN (2015). The ghosts of Ellis Island, Bologna : Damiani.
RYZIK, Melena (2017). « JR’s Latest: A Child Caught Between the U.S.-Mexico Border », New York Times, [En ligne], 7 septembre, https://www.nytimes.com/2017/09/07/arts/design/jr-artist-mexico-border-wall.html. Consulté le jeudi 6 décembre 2018.
SCHMIDT, Samantha (2017). « What it looks like when the border wall with Mexico becomes an art installation », Washington Post, [En ligne], 11 octobre, https://www.washingtonpost.com/news/morning-mix/wp/2017/10/11/what-it-looks-like-when-border-wall-with-mexico-becomes-an-art-installation/?noredirect=on&utm_term=.6118f67fea88. Consulté le jeudi 6 décembre 2018.
SHOVE Gary, Patrick, POTTER (2014). Banksy you are an acceptable level of threat, London : Carpet Bombing Culture.
TAPIES Xavier(2016). Where’s Banksy ?, Berkeley : Graffito.
VELTER André (2014).Ernest-Pignon-Ernest, Paris : Gallimard.