« L’humain est le seul animal à être un artiste, et l’art d’habiter fait partie de l’art de vivre »
IVAN ILLICH, « L’ART D’HABITER », DANS LE MIROIR DU PASSÉ. CONFÉRENCES ET DISCOURS, 1978-1990.
Les toiles accrochées aux murs dégoulinants de peinture surplombent les dessins posés sur le chevalet. Comme oubliés au milieu des innombrables brosses, pinceaux, feuilles de papier, palettes et encres de couleur, les carnets de croquis restent ouverts, sur le rebord d’une planche en bois. Au cœur de cet espace exigu, le mélange des odeurs âpres de peinture, d’huile et de colle, prouve l’assiduité de l’artiste au travail.
L’ATELIER EN MOUVEMENT
C’est dans cette configuration idyllique que l’artiste donne naissance à ses œuvres. L’atelier d’artiste apparaît au XIXème siècle dans sa forme traditionnelle. C’est le lieu de travail – et parfois de logement – d’un artiste. L’atelier symbolise l’espace de gestation des œuvres, mais aussi le lieu de l’audace où l’artiste règne en maître sur sa production. En somme, l’atelier est un lieu à soi, une forme d’auto-construction de l’identité de l’artiste, jamais figée.
Ivan Illich, penseur allemand de l’écologie politique, distingue la notion d’habiter de celle de loger. Dans son discours « L’art d’habiter » prononcé à York devant l’Institut royal des architectes britanniques en juillet 1984, il dénonce le développement des logements fabriqués en masse, à bas coût et selon un standard. Si les sociétés industrielles donnent la possibilité à tous.tes d’être logé.e.s, elles nous privent de l’art d’habiter. Pour Ivan Illich, construire peu à peu son logement – autrement dit, auto-construire son espace intime – serait alors le signe d’une capacité à habiter pleinement un lieu.
Quels liens peut-on établir entre l’atelier d’artiste et l’art d’habiter ? L’apparition récente des nouveaux lieux collectifs destinés aux artistes modifie la notion même d’atelier. En effet, on parle aujourd’hui de « résidences artistiques » où l’artiste est logé et nourri sur place, ou encore de « créations in situ » où l’artiste est médiateur actif de la diffusion de son œuvre. Depuis les années 1970 et avec l’apparition de nouvelles formes d’expressions artistiques, l’artiste devient un « logé » et un « résident », plus mobile et plus flexible. Bien sûr, l’art urbain complexifie aussi la notion d’atelier, qu’on pourrait définir comme « à ciel ouvert ». Enfin, les contraintes actuelles du marché immobilier rendent l’accès à un lieu fixe davantage laborieuse.
Serait-ce le temps du déclin des ateliers ? L’artiste deviendrait-il moins libre dans ses créations ? Perdrait-il le pouvoir d’investir pleinement son lieu de travail ?
Dans cet article, il s’agira de considérer l’atelier comme un moyen d’exercer « l’art d’habiter » dont parle Ivan Illich, sans pour autant contredire la valeur artistique des nouvelles formes de production et de diffusion contemporaine des œuvres.
UN ESPACE D’ENCHANTEMENT
« Les écrivains, ou les artistes en général, sont aussi les seuls casaniers socialement acceptables. »
MONA CHOLLET, CHEZ SOI. UNE ODYSSÉE DE L’ESPACE DOMESTIQUE.
Mona Chollet, journaliste au Monde Diplomatique, revendique un temps à soi. Dans son livre, elle explore le chez-soi dans sa dimension matérielle et protectrice, où l’on s’autorise à rêver. Son ouvrage fait écho à la philosophie de Gaston Bachelard. Comme un remède à l’angoisse de l’espace clos, La poétique de l’espace de Gaston Bachelard évoque la maison comme un espace heureux, un coin du monde, un cosmos. Si l’atelier est la maison des artistes, cet espace intérieur possède des qualités de refuge. Alors que les lieux d’expositions se multiplient (galeries, résidences, entrepôts, sites internet…), c’est au sein de l’espace intime et clos qu’on s’autorise à rêver et à imaginer. Pour les artistes, l’atelier devient un espace d’enchantement, un départ de possibilités créatrices.
« Les maisons d’artistes fascinent tout particulièrement, car elles sont le théâtre d’une ‘effusion d’être’ portée à son paroxysme », écrit Mona Chollet. Comme un lieu magique en dehors du monde, l’atelier d’artiste permet une effusion du moi où le temps et l’espace se dilatent. Coups de pinceaux, mélanges de peinture, tracés au laser, accumulation de toiles et de croquis… L’artiste construit peu à peu son nid solitaire et y façonne son identité. Dans cette bulle hermétique où règne la création, l’artiste semble atteindre un art d’habiter.
L’ACCORD DES OBJETS
« Habiter, c’était demeurer dans ses propres traces, laisser la vie quotidienne écrire les réseaux et les articulations de sa biographie dans le paysage »
IVAN ILLICH, « L’ART D’HABITER », DANS LE MIROIR DU PASSÉ. CONFÉRENCES ET DISCOURS, 1978-1990.
Ivan Illich évoque l’art d’habiter comme un processus du temps long, où les pratiques quotidiennes s’installent. Ces accoutumances ne sont en aucun cas nuisibles. Au contraire. Lorsqu’on habite un lieu, on laisse une trace vitale, on modèle l’espace à notre image. Et les objets y jouent un rôle.
On a tendance à valoriser le détachement par rapport aux objets, que l’attachement à ceux-ci, précise Mona Chollet dans son ouvrage Chez Soi. Mais l’attachement aux objets matériels peut être doté d’une valeur affective, dénué de toute valeur pécuniaire. « Plus un objet vous accompagne longtemps, plus il vous donne le sentiment de participer de votre identité », écrit la journaliste.
Ces idées semblent résonner avec la notion d’atelier. Les artistes possèdent leurs propres manières de créer, avec des outils adéquats. Comme un sanctuaire, un atelier à soi abrite toute sorte d’outillages, de matériaux, d’objets dédiés à la création. C’est, en partie, dans l’attachement à ses propres outils que l’artiste peut approfondir sa réflexion artistique. Les objets portent en eux la trace de la mémoire manuelle, mais aussi psychique. Alors, une harmonie entre l’âme et l’objet jaillit, comme si l’artiste accordait son existence avec les objets qui l’entourent.
L’atelier apparaît comme un monde à soi. C’est un diapason qui accorde des fragments de soi, situés entre le corps, l’esprit, les objets et la production artistique. L’artiste est celui qui détient le pouvoir – presque magique – de matérialiser son existence, et d’en faire un art de vivre.
Ces idées semblent résonner avec la notion d’atelier. Les artistes possèdent leurs propres manières de créer, avec des outils adéquats. Comme un sanctuaire, un atelier à soi abrite toute sorte d’outillages, de matériaux, d’objets dédiés à la création. C’est, en partie, dans l’attachement à ses propres outils que l’artiste peut approfondir sa réflexion artistique. Les objets portent en eux la trace de la mémoire manuelle, mais aussi psychique. Alors, une harmonie entre l’âme et l’objet jaillit, comme si l’artiste accordait son existence avec les objets qui l’entourent.
L’atelier apparaît comme un monde à soi. C’est un diapason qui accorde des fragments de soi, situés entre le corps, l’esprit, les objets et la production artistique. L’artiste est celui qui détient le pouvoir – presque magique – de matérialiser son existence, et d’en faire un art de vivre.
Bibliographie :
- La poétique de l’espace, Gaston Bachelard (1957)
- Chez Soi. Une odyssée de l’espace domestique, Mona Chollet (2012)
- « L’art d’habiter », Dans le miroir du passé. Conférences et discours, Ivan Illich (1978-1990)
- Ateliers d’artistes, Cédric Lesec (2017)
- « La fin des ateliers ou le portrait de l’artiste en nomade ? », Teodoro Gilabert (2007) : https://www.persee.fr/doc/tigr_0048-7163_2007_num_33_129_1540
- « L’atelier et l’exposition, deux espaces en tension entre l’origine et la diffusion de l’oeuvre », Véronique Rodriguez (2002) : https://www.erudit.org/fr/revues/socsoc/2002-v34-n2-socsoc596/008135ar/#:~:text=L%E2%80%99atelier%20et%20l%E2%80%99exposition%2C%20deux%20espaces%20en%20tension%20entre,territoires%20de%20l%E2%80%99art%29%20diffus%C3%A9e%20par%20la%20plateforme%20%C3%89rudit.
Merci aux artistes Kelkin et Homek pour les photos de leur atelier.