Le graffiti, une œuvre fragile dans la ville

Alors que l’Assemblée Nationale a voté la proposition loi « sécurité globale » le 20 novembre dernier, je m’interroge, dans un contexte de restriction de nos libertés, sur les rapports de force que la société tend à conserver ou à intensifier. Le champ lexical de la « sécurité » recouvre un large ensemble de termes liés au maintien de l’ordre social : on y trouve « surveillance », « organisation », « défense » ou encore « assistance »… Dans ce même temps, la notion de « sécurité » s’assimile naturellement à celle de « vulnérabilité », de « fragilité ».

C’est dans ce contexte si particulier d’adoption de lois liberticides, pour des raisons dites sécuritaires, que la pratique du graffiti s’actualise avec vigueur. Parce que le graffiti est soumis à l’effacement dans la ville au profit de la sécurité. Parce que le graffiti, quand il est effacé, devient fragile et vulnérable. En creux, c’est un déséquilibre des rapports de force qui se dessine.


Contrôler la ville, effacer les graffitis

Bien souvent, le graffiti est assimilé à une forme d’insertion brutale et radicale dans un milieu urbain, indice d’une violence cachée qui sévit sur nos murs. Le sentiment d’insécurité est d’autant plus vif puisque ces écritures indisciplinées apparaissent incontrôlables, illégales, indéchiffrables, et surtout, celui qui les appose, agit dans l’invisibilité. Partant de ce constat, le graffiti est, très vite, associé au désordre et au chaos.

C’est pourquoi, au tournant des années 2000, une politique d’effacement des graffitis a été mise en place dans la ville de Paris, sous l’impulsion de son maire Jean Tiberi. Ce programme est nommé « opération Murs Propres » : l’exigence de propreté visuelle est alors l’argument de ce vaste programme (plus de 80 millions de francs sont mobilisés pour repeindre le mobilier urbain).

En réalité, cette attention à la surface apparente de la ville est de tout autre nature : effacer les graffitis relève d’un geste politique. En recouvrant les inscriptions murales de façon systématique, c’est s’assurer du contrôle de l’espace urbain et des corps qui le compose.

Opération de nettoyage à Paris – © France 24

Dans une brillante enquête intitulée « L’effacement des graffitis à Paris : un agencement de maintenance urbaine », les sociologues Jérôme Denis et David Pontille s’intéressent au processus d’effacement des graffitis dans la capitale comme une « mise en ordre esthétique » et un « agencement de maintenance ». Cette étude met en évidence les propriétés matérielles et langagières de la ville, et en révèle une part de son organisation. Les opérations de nettoyage systématiques invisibilisent les graffitis, considérés comme dangereux. D’après l’enquête, pour restaurer la forme visible de l’espace urbain partagé, il faut passer par la mise en invisibilité d’une autre.

Ces allers-retours incessants entre geste graphique et effacement mettent en lumière les rapports de force qui s’exercent dans la ville. En effet, l’œuvre de graffiti devient vulnérable, tout comme le corps des graffiteurs. Ces derniers sont soumis à un agencement territorial fondé sur un dispositif de surveillance : caméras, géolocalisation, patrouille régulière des agents de sécurité… Dans Surveiller et punir, le philosophe Michel Foucault s’intéresse à la notion de pouvoir comme un enjeu de visibilité. Il relie la notion de « dispositif » au pouvoir. Un dispositif est « un ensemble hétérogène constitué de discours, d’institutions, d’aménagements architecturaux, de règles et de lois ; soit de dit (les discours) et de non-dit (les formes architecturales) », qui rend visibles les corps pour mieux les gouverner. En ce sens, les pratiques de surveillance et d’effacement des graffitis produisent des différences et des hiérarchies dans la ville, dans une logique de contrôle des corps.

Cergy, septembre 2019 – © Laura Barbaray

Le graffiti, une dérive propice à l’imaginaire

Les actes d’effacement des graffitis conduisent inévitablement à une homogénéisation des murs. Dans mon article Pour une poétique de l’art urbain publié sur Urban Art Paris le 3 décembre 2019, j’analyse les peintures murales comme un excès de signification dans la ville, en m’appuyant sur les travaux de l’écrivain et journaliste brésilien Juremir Machado da Silva. Celui-ci évoque l’imaginaire comme un révélateur de sens dans la société. Les œuvres dans l’espace urbain seraient alors une couche, une enveloppe venant s’ajouter au réel pour lui donner un sens, et ainsi recréer du lien social.

Roland Barthes, dans son ouvrage L’Obvie et l’obtus (1982), analyse le geste du graffiti comme suit : « ce qui fait le graffiti, ce n’est pas à vrai dire ni l’inscription ni son message, c’est le mur, le fond, la table ; c’est parce que le fond existe pleinement, comme un objet qui a déjà vécu, que l’écriture lui vient toujours comme un supplément énigmatique. » La notion de supplément est intéressante. En effet, les graffitis et autres inscriptions murales n’existent qu’à travers le lien qui les unit à leur support. C’est un acte de dérive, un supplément qui vient s’ajouter à la réalité, dans une forme d’urgence, pour dire quelque chose du monde. Effacer les graffitis s’apparente alors à une destruction de l’imaginaire.

Fragile dans la durée, le geste graphique s’envisage comme une extension de la réalité, et par la même un moyen de s’arracher de l’anesthésie du quotidien homogène. George Perec, dans son ouvrage L’infra-ordinaire, invite le lecteur à s’intéresser au banal, à l’ordinaire, à ce qu’on ne voit plus. Sur notre chemin quotidien, on s’émerveille ainsi des inscriptions murales, au détour d’une rue ou dans les couloirs du métro.

Dans cette perspective, on peut citer le projet Scriptopolis, porté par Jérôme Denis et David Pontille. Scriptopolis fait l’objet d’un site internet et d’un livre, regroupant les photographies de formes scripturales que l’on trouve dans l’espace urbain : du graffiti aux panneaux de signalisation et d’affichage, en passant par les écrans. Véritable ode à l’infra-ordinaire, le projet interroge l’accumulation de traces dans la ville, et refuse ainsi l’homogénéisation de l’espace urbain partagé.


Références bibliographiques :