Une analyse des peintures de Stephen Burke, Burke, jeune artiste irlandais, proposé par un étudiant de l’école des beaux-arts de Toulouse. En partant de ses observations sur les effaçages des graffitis à Toulouse, où les politiques publiques de nettoyage sont agressives et systématiques, il questionne le déplacement qui s’opère de la rue vers la peinture mis en place par l’artiste. Justesse et paradoxes d’une pratique artistique questionnant l’art urbain.
En 2019, Stephen Burke, fraichement diplômé de la Glasgow School of Art, organise une exposition personnelle intitulée Utility à l’Atelier Maser à Dublin (Irlande). Il met en scène des productions directement nourries par un vocabulaire visuel développé depuis l’espace public partagé. Les six peintures qui y sont présentées sont réalisées sur des assemblages de carreaux de céramique.
Tous les éléments visuels réutilisés par Burke sont ceux mis en place quotidiennement par des services d’entretien de la voirie : remise en peinture, nettoyage, ajout d’éléments signalétiques…
Mais ces pratiques prennent leur source dans l’homogénéisation des surfaces et murs constituant l’espace public. En effet, la plupart des municipalités investissent massivement dans les services de recouvrement des graffitis et autres expressions manuscrites dans l’espace public.
Par exemple dans la ville de Glasgow, principal territoire de recherche de Stephen Burke, le budget estimé du Graffiti Removal Service s’élève à £541.359 (soit 635 000€) sur la période 2012-13, soit à peu près £1483 (soit 1750€) par jour, d’après les estimations du Glasgow Times, le principal quotidien local. Et les graffeur.e.s et taggeur.e.s persisteront à peindre leurs pseudonymes ou des messages divers, et les équipes d’entretient continueront de repeindre.
Stephen Burke envisage les différentes formes de peintures dans l’espace public comme les traces de la régénération de l’enveloppe urbaine.
Le recouvrement des murs d’une ville par des affiches, inscriptions et autres dispositifs visuels éphémères donne place à des tentatives d’enlèvement ou d’effacement. Ces procédés laissent des marques qui constituent les excès et surplus qu’un environnement urbain génère.
Ce sont ces motifs précis que Burke glane par un travail d’arpentage. Il refuse une vision homogénéisante de la ville et traite celle-ci comme un monde de singularités où chaque recoin regorge de détails d’interventions anonymes.
L’important étant la capacité à percevoir ces signes, les glaner et les collectionner pour mieux les remettre en circulation et ainsi pointer du doigt ces fragments qui forment la texture d’une ville. Il s’agit ici d’inviter aux déplacements, à marcher pour se permettre de jouer avec la ville comme un inventaire d’actions invisibilisées.
Prenons l’exemple du tableau intitulé ELYO. Il est construit, comme la plupart des peintures de Burke, sur la base de quatre types d’éléments. Au premier plan apparaissent plusieurs marquages abstraits dont deux arcs de cercle adjoints, au-dessus se trouve un court segment épaissi aux extrémités, et également un cercle traversé par un segment. Ils sont réalisés à la peinture aérosol et font échos aux principes du marquagepiquetage des ouvrages sur chantier.
Ensuite, une zone a été recouverte en blanc et laisse apparaitre plusieurs points de colle du même ton laissant supposer qu’une plaque murale a eu, à un moment donné, sa place à cet emplacement. En dessous encore se trouvent les carreaux de céramique : la plupart ont gardé leur teinte d’origine mais certains ont été repeints par des aplats incertains débordants sur les carreaux avoisinants.
Enfin, une grille polychromatique achève la composition, celle des joints de carrelage. La variété de couleurs correspond à des interventions à la peinture aérosol ou de marqueurs à encre ayant été nettoyés, seuls les interstices restent empreints des teintes utilisées.
L’artiste, en collaboration avec Fiachra Corcoran, a préalablement réalisé un travail documentaire dans la ville de Dublin sur l’invisibilisation des graffitis par ajout de peinture.
Appelées Buff dans le jargon traditionnel du graffiti occidental, ces compositions n’ont pas été faites avec l’intention de développer un processus artistique. Pourtant, elles font office de peinture publiques légales, destinées à rester telles quelles, visibles de tou.te.s.
Les couleurs utilisées par les services de nettoyage sont rarement les mêmes que celles utilisés originellement. Souvent dé-saturées et dans des tonalités moyennes, les couches de peinture juxtaposées sont toutes le résultat d’écritures indésirées.
Ces superpositions de caviardages successives racontent par leur composition l’histoire des graffitis disparus, coincés entre deux aplats de peinture.
Des « compositions trouvées » éphémères adviennent de manière hasardeuse, et sont ainsi singulières. Ces œuvres partagées évoluent progressivement au fil des passages aléatoires des vandales locaux suivis des masquages organisés des services d’effaçage des graffitis.
Ce sont des processus aux acteurs multiples initiés par des actes illégaux et transformés par la peinture d’harmonisation de l’espace urbain portée par les institutions publiques.
Chaque nouveau buff est singulier, sa taille est induite par le graffiti, les couleurs sont liées aux disponibilités des stocks municipaux en accord avec le ton principal du mur, et le dessin de l’aplat trouve sa source dans les choix personnels des agent.e.s de la voirie.
La règle est simple : on ne doit plus voir le graffiti. A partir de ces instructions, le résultat dépend de la prise de liberté que s’octroie l’employé.e peintre.
Certain.e.s font au plus vite, d’autres font méthodiquement des rectangles sur chacune des lettres, parfois le ou la peintre s’attache à suivre précisément les détails architecturaux de la façade vandalisée.
Michel Dector, lors d’une visite guidée d’une rue de Saint-Nazaire en 2013 l’exprime ainsi :
« Finalement ça veut dire que ceux qui repeignent ont des personnalités. Ils ont à repeindre mais finalement ils le font à leur façon. Que ce soit des propriétaires, des factotum dans une institution, que ce soit des employés de mairie pour leur rémunération, chacun laisse transparaitre un peu de sa personnalité. »
Pour revenir aux tableaux de Stephen Burke, ils ne prennent pas la forme de prélèvements. Contrairement à la démarche des Affichistes du Nouveau réalisme comme Raymond Hains, François Dufrène ou Jacques Villeglé, il s’agit d’un travail plastique de composition en atelier.
En réaction à une méthodologie de prélèvement dans l’espace public qui se veut être un témoin des iconographies constitutives du paysage urbain, Burke fait le choix de se préoccuper exclusivement de la peinture.
Il n’envisage pas la superposition comme collage mais comme un paysage peint, issu des différentes strates présente sur un mur. Ces tableaux sont des peintures de ville qui n’existent qu’à travers une expérience sensible du milieu urbain. Il donne une place aux interstices de la rue, à ce qui a échappé à l’harmonie souhaitée par les plans d’urbanisme.
Le graffiti effacé est l’élément visuel témoin du rapport de force entre les autorités et les habitants d’une ville.
Sur la violence symbolique que constitue le fait de faire des graffitis en réaction au besoin de propreté des villes, Alain Milon écrit dans l’ouvrage Machines de guerre urbaines les phrases suivantes :
« Le graffeur est exclu des formes artistiques traditionnelles, mais il relègue à son tour en imposant aux habitants des empreintes visuelles soumises à des codes hiéroglyphiques incompréhensibles pour les non-initiés.
À la violence symbolique répond une autre violence symbolique. Double relégation que l’on retrouve chez l’habitant, qui se voit imposer des agencements urbanistiques, mais qui, à son tour, relègue ces lieux d’habitation par de multiples formes de mise en vacances de ces espaces : du refus de leur utilisation à leur saccage.
L’urbanisation s’inscrit, elle aussi, dans une violence symbolique plus large que l’on retrouve à tous les niveaux, de ces agencements urbanistiques imposés à l’habitant avec souvent la destruction d’un imaginaire du lieu aux pollutions publicitaires.
C’est d’ailleurs ce que veut exprimer le collectif des anti-pub en graffant les espaces publicitaires de métro en posant la question suivante : « Pourquoi condamner le tag alors qu’on accepte bon gré mal gré la pornographie douce de certaines campagnes publicitaires qui relève de la même pollution visuelle ? »
La réponse économique apportée par les acteurs institutionnels n’est qu’une façon d’évacuer la question de l’occupation de l’espace public ou semi-public. Mais, au-delà de ces considérations sur l’aspect juridique des écritures murales illicites, c’est la question plus large de l’appropriation du mur qui est posé, question d’autant plus difficile à traiter que le graffiti participe au corps de la ville »
Le dialogue créé par la superposition de peinture sur les murs d’une ville est l’œuvre de deux parties populaires : D’un côté il y a celles et ceux qui font la démarche de trouver de la peinture aérosol pour écrire (ou plus rarement dessiner) pour être vu de tou.te.s. Le plus souvent c’est son pseudonyme que l’on écrit pour se réapproprier son espace de vie. Outil d’émancipation pour une jeunesse issue de classes moyennes et populaires, le graffiti est un prétexte pour faire.
Parfois ce médium est utilisé par les milieux d’activistes politiques, des phrases ou des slogans remplacent les alias et autres noms de crew (groupement de graffeur.e.s utilisant un nom commun), le plus souvent avec une portée contestataire anti-système.
De l’autre, par un réflexe de réaction des politiques locales, il y a les agent.e.s du services public chargé.e.s de cette tâche. Il s’agit d’un métier précaire, un.e agent.e d’entretien et de nettoyage urbain, débutant.e ou non, gagne rarement plus que le S.M.I.C. Une prime d’insalubrité est tout de même reversée en raison de la manipulation quotidienne de solvants.
Ces superpositions successives sont de facto en perpétuel renouvellement. Il en découle une forme de conflit qui laisse ses acteurs dans une insatisfaction continuelle.
La volonté de tendre vers ce qui s’apparenterait à une ville propre repose sur l’idée que le graffiti relève plus de la salissure que d’un témoignage de l’existence de problèmes relationnels au sein de la société.
La démarche de l’artiste fait ainsi état d’un paradoxe. Une représentation figée du graffiti peut sembler incompatible avec l’essence même de cette méthode d’expression publique. Burke fait ainsi le choix de convoquer le graffiti par sa forme annihilée exclusivement.
Il serait intéressant d’envisager ces productions comme un projet en cours ouvert sur ses évolutions graphiques possibles plutôt que de se restreindre à la cristallisation créée par la finalité actuelle donnée à ses travaux, à savoir la présentation en galerie. Ces tentatives de représentation manquent d’une possibilité d’être envisagées comme inachevées.
Notons également la distance que l’artiste met en place avec son sujet par la ré-appropriation des gestes qui le constitue. Il prend à la fois le rôle de l’instigateur de dégradations ainsi que celui du personnel chargé du caviardage.
Burke se positionnant comme un soutien vis-àvis des formes nées de l’espace public, le déplacement qu’il opère de la rue vers l’espace d’exposition peut sembler contradictoire. Par ce biais il met en place un processus d’assimilation qui se conclut par la privatisation d’un procédé collectif public.
L’œuvre de Stephen Burke trouve finalement son sens dans la recherche d’une forme picturale qui se placerait comme témoin d’un conflit de classe muet qui n’existe qu’au travers des couches successives de peinture.
Une invitation par l’éveil du regard à l’émancipation vis-à-vis de la ville unitaire, en quête d’un contrôle de ses murs par l’emploi de ses propres peintres.
Écrit par Eli Cazdû, extrait de sa recherche pour le DIPLÔME NATIONAL D’ART (DNA)