Rencontre avec l’artiste Philippe Baudelocque, celui qui murmure

Le rendez-vous est donné dans un quartier de Vitry-sur-Seine, où un grand tableau noir l’attend. Un magnifique poulpe se laisse deviner. En plein travail, Philippe Baudelocque nous accorde un entretien haut perché… sur son échelle. Il nous assure que parler ne le dérange pas. Sa seule contrainte : finir avant le soir. Car demain, déjà, une autre commande l’appelle.

Il a 39 ans et a toujours vécu à Yerres, en Essonne. Il a suivi des études d’art, d’abord en compagnie de Brok (streetartiste Vitriot) puis avec Julien (Seth) Malland aux Arts Déco de Paris. Il en est ressorti diplômé et spécialiste de Art-Espace. Dans la rue, il dessine souvent des animaux : lion, girafe, hippopotame, gorille, pélican, bison… auxquels il donne des noms. Par un subtil travail de mise en volume par la forme, il parvient à créer une oeuvre qui évoque la fragilité, l’éphémère et la beauté.

Je me concentre la veille

En 1989, il a quinze ans, l’âge des possibles. Il se met au graffiti. Du lettrage principalement, nourri par ses recherches typographiques. Mais déjà, il apprécie les lieux désaffectés, déserts et silencieux. Il s’y sent libre d’agir et dessiner sans contrainte. À cette époque, il ne se sent pas concerné par les guerres de style qui divisent le milieu du graffiti. Lui veut juste être le meilleur. Avec le recul, il ne sait pas s’il a gagné. Cela est sans importance, le but aujourd’hui est de développer un style propre à soi, que l’on s’attache à parfaire pour le maîtriser.

Son goût pour le dessin lui vient de son père, peintre animalier et grand amateur de nature. Dans sa famille, on aime les balades en forêt et tout ce qui touche à la connaissance et aux savoirs. D’ailleurs à Noël, pour les enfants, on offre des encyclopédies, des dictionnaires, des atlas et des livres documentaires sur les animaux. Il se passionne très vite pour eux et la géométrie, puis, plus tard, s’intéressera beaucoup aux mathématiques et à l’astrophysique.

Pendant sa jeune carrière de graffeur, une question le taraude : comment se distinguer des autres quand on graffe les mêmes choses sur les murs ? Il entre en école d’art et la réponse vient à lui. Pour la forme de ce qu’il veut représenter, il va revenir à son histoire familiale, tirer ses sujets de ce qu’il est : les savoirs et les connaissances encyclopédiques accumulés dans son enfance, les peintures animalières de son père. Pour dessiner, il conserve l’énergie issue de son expérience de la rue.

Philippe Baudelocque

Philippe Baudelocque

« Faire un mur, peindre sur toile, il n’y a pas de différence pour moi. Le milieu du graffiti véhicule l’idée que l’action dans la rue est le seul art noble. Je ne partage pas cet avis. Je ne me donne pas de limites. Tous les espaces sont à investir. J’interviens chez les gens, en galerie, dans les écoles, en forêt, en ville. Je n’ai pas d’amour particulier pour l’urbain. Je dessine, c’est tout. Pour moi, le lieu n’a pas d’importance. »

Il avoue tirer plaisir à chacune de ses réalisations. Des gens pratiquent le yoga pour être en harmonie avec eux-mêmes, lui, c’est le dessin. De fait, dessiner lui sert à se recentrer. « Etre centré dans le corps permet d’exécuter le bon geste. Quand je ne le suis pas, le trait est moins droit ». Sa concentration débute la veille d’un dessin. « En général, je ne me disperse pas. Je reste chez moi. C’est la seule manière pour moi d’être efficace et disponible pour l’œuvre à créer, le mur à investir. »

C’est le hasard qui l’a amené à constituer cette œuvre singulière faite d’animaux aux corps composés de multiples motifs répétés. « C’était en mai 2009. Je me promène dans Paris avec un ami. Nous croisons un mur* peint en noir dans une rue. Il s’arrête et me dit : « Il n’y a plus qu’à y faire un mur à la craie. » L’idée m’a réjoui. J’ai demandé l’autorisation au propriétaire et voilà comment « Cosmic Animals » a débuté. Le sens de la démarche est venu après. »

J’associe les contraires pour les magnifier.

Il accorde beaucoup d’importance à son activité murale. Car, dit-il, « le principe de muralité m’importe beaucoup. Je suis très sensible à l’emplacement des murs sur lesquels je travaille. Par exemple, celui-ci est idéal. Sa hauteur, sa superficie, sa position sont parfaites. Il y a une différence entre poser une toile sur un mur et dessiner directement sur un mur. Ces deux intentions n’ont pas le même impact sur les gens. Je suis persuadé qu’ils ressentent littéralement l’unité que forment le dessin et le mur dans cette rue.  Moi-même quand je dessine sur un bâtiment, je perçois et je ressens sa masse physique et énergétique. Mon corps devient récepteur, celui des spectateurs aussi. Que l’on dessine ou que l’on regarde, au final, on se prend la présence physique du mur et du dessin en pleine figure. C’est l’aplomb du bâtiment couvert par le dessin qui fait office d’expérience. »

Rhinocéros v/ segoccinelle

Rhinocéros v/ segoccinelle

Celle-ci ne serait pas complète sans la nature du matériau que Philippe Baudelocque utilise pour dessiner. Au corps massif d’un mur, l’artiste propose la densité friable et éphémère de la craie. Il introduit ici une subtilité particulière qui caractérise son travail : chez lui, tout n’est pas puissant. Il  s’est depuis longtemps détourné du graffiti, « Un mode d’expression puissant qui sature de couleurs et de matières l’environnement qu’il occupe. Moi aussi, je vais à l’encontre du lieu et j’impose mon œuvre dans la rue, cet espace qui n’est pas prévu pour ça. Mais en même temps, je « vais avec lui », je l’accompagne.» En créant de délicats napperons de dentelles sur des supports imposants, il confronte des contraires sans les opposer. « Je les associe pour les magnifier. C’est leur juxtaposition qui crée la sensation. C’est ma différence. »

Philippe Baudelocque

Philippe Baudelocque

Ce qui frappe dans le travail de l’artiste, c’est la richesse des détails qui permettent les valeurs de gris et les contrastes. Des surfaces blanches crayonnées aux motifs multiples et variés composent une curieuse cartographie qui attire le regard. L’improvisation et la spontanéité participent à cette sensation de légèreté. Seul le dessin de l’animal qui forme la structure est préparé à l’avance. Les motifs qui servent à remplir la surface sont le fruit d’une improvisation… codifiée. Car ils sont scrupuleusement réunis dans des petits carnets, les « codex ». Pour enrichir son inventaire, il crée de nouveaux modèles en les assemblant. Il ne souhaite pas qu’on les photographie mais veut bien les montrer. « Pas besoin de posséder les choses pour s’en nourrir » dit-il dans un sourire. Comme pour s’excuser.

Article de Jean-Philippe Trigla, et découvrez plus de photos sur notre page Facebook.

*Le mur est celui du 25 rue du Pont-au-Choux dans le 3earrondissement de Paris où Philippe Baudelocque continue d’intervenir régulièrement.

Share

Nos auteurs invités sont des passionnés ou des professionnels du milieu de l'art urbain...