Basquiat : le graffeur qui n’en était pas un

Après un succès flamboyant de l’exposition Basquiat : Boom for real au Barbican Center de Londres et à la Kunsthalle de Francfort en 2017, c’est au tour de la France de redécouvrir l’œuvre de Jean-Michel Basquiat, « The Radiant Child » comme l’avait surnommé René Ricard dans un article dithyrambique publié en 1981 dans le magazine Artforum. A l’occasion du trentième anniversaire de la mort de l’artiste en cette année 2018, la Fondation Louis Vuitton a fait venir des plus belles collections privées, les œuvres majeures du jeune prodige ! Cependant si les cimaises de l’institution croulent sous les toiles emblématiques du peintre, les informations fournies sont pour le moins synthétiques. Par ailleurs certains mots symboliquement importants sont lâchés à l’emporte-pièce au gré des cartels, parmi eux : « graffiti » !

En effet, quand on parle de Basquiat, l’art du graffiti nous vient spontanément à l’esprit, cependant lorsqu’arrive le moment d’expliciter ce lien, les arguments se font rares… Les images que l’on connaît de Jean-Michel Basquiat sont avant tout sa production sur toile en tant que peintre néo-expressionniste ou encore diverses photographies iconiques mettant en scène l’artiste américain en compagnie de ses amis non moins célèbres de la scène Downtown de New-York (Andy Warhol, Debbie Harry, Madonna, Keith Haring, etc.). Faisons donc la lumière sur les raisons qui ont fait de Basquiat, l’une des figures de proue de l’art urbain au travers des œuvres présentées dans l’exposition.


Jean-Michel Basquiat / Untitled / Acrylique sur toile / Collection particulière / 1982.

SAMO© POUR LA SOI-DISANT AVANT-GARDE

Dire que Jean-Michel Basquiat n’a jamais fait de graffiti est une semi-vérité. Si l’on observe la présence de l’artiste dans les rues de New-York, il y a de quoi être circonspect : aucun tag, aucune piece peinte sur les métros comme le font ses camarades, aucun blaze identifiable et pas de crew à proprement parler. En revanche sur les murs de Soho, Tribeca et East Village, les quartiers branchés de New-York où se trouvent la scène underground et les galeries à la pointe de l’art contemporain, un certain SAMO© commence à attirer l’attention à partir de 1977. Si on ne peut pas parler de « crew » au sens où l’entendent les writers, SAMO© est un collectif d’artistes fondé par Basquiat et ses amis Al Diaz et Shannon Dawson en 1976. Tous trois dispersent aux quatre coins de ces quartiers, des phrases énigmatiques tantôt philosophiques, tantôt politiques qui interrogent le passant. C’est l’affichage d’un désenchantement, d’ailleurs c’est bien ce que signifie « SAMO© », l’argot utilisé dans les quartiers populaires, abréviation de « Same Old Shit ». La même vieille routine. La société de consommation est moquée par l’ajout du sigle du copyright.

Le fait de s’être installé dans ces quartiers « tendances » de New-York, permet au nom de SAMO© d’être connu, et vient rapidement le moment où les projecteurs sont braqués sur ces jeunes artistes en devenir. Cependant il faut un visage à mettre derrière ce nom, ce sera celui du charismatique Jean-Michel, tout juste âgé de 18 ans, qui participe en 1978 au talk-show de Glenn O’Brien où se bousculent tout le gratin de la scène artistique new-yorkaise. Cette même année, un article paru dans The Village Voice présente SAMO© uniquement à travers la figure de Basquiat, éclipsant son alter ego Al Diaz. Rapidement, Jean-Michel Basquiat se sent enfermé dans un passé révolu par ce personnage fictif de SAMO©, aussi il décide de s’en émanciper en 1979. Il commence alors à graffer dans les rues « SAMO© is dead » et finit même par organiser un enterrement symbolique au Club 57, où son ami Keith Haring prononcera un éloge funèbre. SAMO© est mort, vive Basquiat !

AU CŒUR DE LA CULTURE HIP HOP

Dès lors c’est au tour de l’artiste-peintre Basquiat de se faire une place dans la scène artistique contemporaine. Il délaisse la rue pour les galeries, les murs pour les toiles et la bombe pour les pinceaux. Néanmoins la rupture n’est pas si brutale qu’on veut bien nous le laisser croire. New-York est un bouillon culturel en plein effervescence, les artistes des mouvements punk, hip hop et new wave côtoient les mêmes endroits (Club 57, Mudd Club, CBGB, etc.). Ce capharnaüm artistique est d’ailleurs parfaitement retranscrit dans le film d’Edo Bertoglio Downtown 81, où le personnage principal est incarné par notre ami Jean-Michel jouant son propre rôle d’artiste prometteur pénétrant dans le monde de l’art contemporain. Outre ces lieux de convivialité, Basquiat expose aux côtés de véritables writers qui, lassés d’être traqués pour leurs méfaits colorés, ont décidé de vivre de leur art en faisant du graffiti sur toile. En effet, suite à l’élection d’Edward Koch au poste de maire de New-York en 1977, les campagnes anti-graff mettent fin à l’âge d’or du graffiti new-yorkais qui s’exprimait principalement sur les métro de la grande ville.


Jean-Michel Basquiat / Anthony Clarke / Acrylique, crayon gras et collage sur bois / Collection particulière / 1985.

Qu’il s’agisse d’événements culturels comme le Times Square Show de 1980 et l’exposition New-York New Wave organisée au PS1 ou encore dans les galeries tel que la Fun Gallery, la Razor Gallery ou la Fashion Moda ; Basquiat rencontre et se lie d’amitié avec nombre de ces artistes du graffiti. Parmi eux, Fab Five Freddy, figure éminente de la culture Hip Hop, lui fait rencontrer Debbie Harry qui achète à Basquiat sa première toile et l’invite à participer au clip Rapture de son groupe Blondie où la jolie blonde lâche un rap génial pour la première fois sur MTV ! Dans les années qui suivent, Jean-Michel Basquiat reste proche de nombreux writers devenus ses amis et dont il réalisera de touchants portraits, à l’instar de A-One, de son vrai nom Anthony Clark que l’on retrouve dans un portrait éponyme de 1985. Citons encore le triple portrait de Basquiat en compagnie de Toxic et du futuriste Rammellzee qui forment ensemble le crew Hollywood Africans en réponse aux stéréotypes raciaux du cinéma américain. En mars 1983, les trois compères partent pour Los Angeles à l’occasion d’une exposition leur étant consacrée à la galerie de Larry Gagosian.


Jean-Michel Basquiat / Hollywood Africans in Front of the Chinese Theater with Footprints of Movie Stars / Acrylique et crayon gras sur toile / Estate of Jean-Michel Basquiat / 1983.

En dehors de ses relations, l’héritage de la rue affleure dans les peintures de Basquiat. Par les techniques utilisées : bombe aérosol (rare mais toujours présente), collages à la manière d’affiches ou encore matériaux de récupération qu’il assemble en étranges structures ou dont il se sert comme support sur lequel peindre. Les thématiques abordées sont également ancrées dans un univers visuel urbain : scènes de banlieue, passages de voitures, murs couverts de publicité ou encore la figure menaçante du policier qui fait régner l’ordre à coup de matraques auprès des minorités turbulentes des banlieues, en particulier chez les writers


Jean-Michel Basquiat / Irony of the Negro Policeman / Acrylique sur toile /Collection particulière / 1981.

Un autre symbole pouvant rapprocher Basquiat des graffeurs traditionnels est : la couronne. La couronne à trois pointes, simplifiée à l’extrême par Jean-Michel, est devenu l’une de ses signatures reconnaissables. Celle-ci n’est pas sans évoquer les couronnes qui ceignent les noms des premiers Kings. Ces rois du tag qui, dans la hiérarchie des graffeurs, par leur talent ou la quantité prolifique de leurs œuvres sont devenus des maîtres de la bombe, accédant ainsi au statut convoité de King.

LE STREET ART COMME LÉGATAIRE

Plus qu’un King, Jean-Michel Basquiat est finalement devenu une icône. À l’image d’une étoile filante, l’éclat et la brièveté de sa carrière, ainsi que sa mort prématurée à 27 ans ont profondément touché l’histoire de l’art, créant un véritable mythe autour de sa personne. Ce mythe trouve un écho puissant dans l’art urbain actuel qui a fait de l’artiste un précurseur du street art, jouant avec la culture populaire et traitant de sujets politiques graves. Ce n’est pas tant ses œuvres qui ont marqué la postérité, que le personnage en lui-même. Cette distinction entre l’artiste et son art est perceptible dans les hommages qui lui sont rendu : de Blek le rat à Eduardo Kobra en passant par Shepard Fairey, le visage de Jean-Michel Basquiat est glorifié. Martyr de l’art, saint patron des street-artistes, le jeune prodige de New-York est aujourd’hui considéré, à l’instar d’Andy Warhol (son modèle, ami puis rival) comme l’un des maîtres du XXe siècle.


Eduardo Kobra / Warhol and Basquiat / Bombe aérosol / Brooklyn (New-York) / 2018.

En guise de conclusion, jetons un œil à l’un des plus beaux hommages fait en l’honneur de Jean-Michel Basquiat, une œuvre signé Banksy ! Il y a moins d’un an, le Barbican Center de Londres – immense centre culturel où ont lieu des expositions, des concerts, des représentations théâtrales ou des projections cinématographiques – proposait l’exposition Basquiat : Boom for real du 21 septembre 2017 au 28 janvier 2018. En réponse à l’événement Banksy réalise deux pochoirs qui tendent à critiquer la démarche du Barbican Center. Aux yeux de l’artiste de Bristol, cette exposition est teintée d’hypocrisie à l’égard de l’artiste afro-américain et des symboles portés par son art. Banksy exprime son avis sur internet :

Une nouvelle exposition majeure dédiée à Basquiat commence au Barbican – un lieu qui, en temps normal, est particulièrement soucieux d’effacer le moindre graffiti de ses murs.


Banksy / Basquiat being welcomed by the Metropolitan Police / Bombe aérosol / Golden Lane (Londres) / 2017.

Dans l’œuvre principale, nous pouvons observer deux policiers en train de fouiller un personnage. Ce contrôle s’apparente à un contrôle au faciès quand on voit la différence physique entre les policiers traités au pochoir et le personnage avec son chien, tous deux peint à la manière de Basquiat et repris depuis le tableau Boy and dog in a Johnnypump de 1982. Banksy critique ici le fait que les institutions soient plus regardantes et sévères lorsque vient le moment d’exposer un artiste de couleur, qui plus est représentant des contre-cultures urbaines. L’hommage touche particulièrement juste dans sa mise en scène lorsque l’on sait à quel point Jean-Michel Basquiat, de mère portoricaine et de père haïtien, a souffert du racisme tout au long de sa vie. Néanmoins, à l’aune du succès de l’artiste dans les institutions et sur le marché de l’art, les bravades de l’éternel rebelle de l’art semblent se confirmer: « I’m not a real person. I’m a legend ! »


Jean-Michel Basquiat / Boy and dog in a Johnnypump / Acrylique sur toile / Courtesy The Brant Fondation (Greenwich, USA) / 1982.

Bibliographie :

BUCHHART Dieter, Basquiat, [Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 15 octobre 2010 – 30 janvier 2011], Paris, ed. Paris musées, 2010.

EMMERLING Leonhard, Jean-Michel Basquiat : 1960-1988, Köln, Taschen, 2003.

NURIDSANY Michel, Jean-Michel Basquiat, Paris, Flammarion, 2015.

WACLAWEK Anna, Graffiti and street art, Londres, Thames & Hudson, 2011.

Filmographie :

BERTOGLIO Edo, Downtown 81, 73 minutes, États-Unis, 2001.

DAVIS Tamra, Jean-Michel Basquiat : The Radiant Child, 88 minutes, États-Unis, 2010.

KÄSTNER René, From Downtown N-Y to Europe (1980-1981), [Documentaire Arte], 10 minutes, Allemagne, 2017.

SHULMAN David, Jean-Michel Basquiat, la rage créative, [Documentaire Arte], 54 minutes, Royaume-Uni, 2017.