Rencontre avec Aleteïa : faire descendre les étoiles

Aleteïa est une artiste plasticienne issue du mouvement street art. Elle définit son projet artistique comme un laboratoire de mythologie urbaine, et tente de saisir l’insaisissable dans ses oeuvres : les étoiles.


Peux-tu te présenter en quelques mots ?

Je suis une femme, artiste, maman de 41 ans. Je pratique de l’art dans l’espace public, je fais de la mythologie urbaine et de la géopoétique selon le concept de Kenneth White.

© ELODIE VILLATTE

Ton pseudo est assez original et surtout très intellectuel. Pourquoi avoir choisi, parmi tous les concepts gréco-romains, celui qui permet la disposition à l’affirmation et la négation ? 

Oui, Aleteïa : « ce qui se voile en se dévoilant », c’est la première définition que j’ai lue.  J’ai découvert ce mot dans un ouvrage de Kenneth White Approches du monde blanc. Ensuite je l’ai recroisé chez Heidegger dans Chemins qui mènent nulle part je crois. En effet c’est un mot assez rare, pas une tête de gondole de la philosophie. C’est un concept discret mais puissant qui a accompagné l’histoire de la pensée et de la réflexion notamment sur l’acte de créer. J’aime l’ambivalence du terme et l’idée de quête qui s’en dégage, de quelque chose que l’on essaie d’atteindre, qui se dérobe mais qui est un moteur. Dans la culture occidentale (judéo-chrétienne) on a une tendance au manichéisme dans laquelle je ne me retrouve pas. J’aime ce genre de concept qui met le doute et la recherche comme essence de la pensée. J’ai appris aussi que Aleteïa était le nom de petits cadeaux que l’on se faisaient en signe de promesse et enfin qu’en grec moderne il désigne le « vagabond poète ».  Bref je l’aime ce mot.

Le vagabond poète, cela te ressemble assez : tu déambules et tu traces des constellations.  Peux-tu nous raconter comment as-tu commencé à peindre ?

J’ai reçu une éducation familiale de la peinture, du dessin, de la danse, de la photographie et de l’architecture. Je n’ai pas eu à y réfléchir, la pratique a toujours été là. En revanche, je n’ai aucune formation, je n’ai pas fait d’école d’art. C’est une sorte d’autodidactisme familial, à la campagne jusqu’à mes 16 ans. Mon père architecte m’a beaucoup transmis ses réflexions sur l’urbanisme et la place de l’art dans la ville. Il était passionné par ce qu’on appelait à l’époque l’art éphémère, le graffitti et l’art contemporain bien-sûr. Et de toute façon par tout ce qui était nouveau, revendicatif et in situ. En arrivant à Paris, j’ai été fascinée par la ville et j’ai beaucoup, beaucoup marché et déambulé. Je faisais surtout de la photo. Longtemps je me suis cherchée. Je trainais un peu dans le graffiti mais je n’y trouvais pas ma place. Même si j’adore l’énergie, le jeu et le vandalisme, pour moi c’était un truc de l’époque de mon père et j’avais du mal à me voir en faire. Et il y avait beaucoup trop de codes à respecter et une ambiance de testostérone trop haute [rires] ! C’est en rencontrant, L’Atlas, Jean Faucheur, et les VAO au début des années 2000 que j’ai pu trouver ma place et développer mon travail. Ils étaient déjà dans le mélange des genres et des pratiques. L’aventure a commencé avec Une Nuit, puis La Forge pendant trois ou quatre ans. Ensuite, fatiguée du Paris-centrisme et de l’ambiance de fame autour des arts urbains, je me suis installée à Grigny pour m’ouvrir à d’autres horizons et architectures. Aujourd’hui après 10 dans la Grande-Borne à Grigny, j’ai rejoint le collectif V3M dans une usine au milieu de la forêt.

© Aleteïa – Paris

Tu fais des constellations, peux-tu nous expliquer comment tu en es arrivée à ramener au sol ce qui brille dans le ciel ?

C’est assez simple, l’idée était de rendre le cosmos à nouveau visible dans un espace pollué par la lumière et ainsi replacer l’être humain à sa juste échelle dans l’univers. La perte, en ville, de ce lien immémorial de l’homme avec la voûte céleste nous conduit certainement à trop d’arrogance. Au tout début, je posais mes constellations à l’adhésif sur des vitrines abandonnées. En ville le regard est souvent posé au sol, on regarde les chewing gum collés comme on regarde les nuages à la campagne, c’est un peu le ciel des villes. Il y aussi cet Américain rencontré un jour à Cannes pendant que je posais une constellation dans la rue. Il m’avait raconté qu’il proposait aux gens dans la rue à New York de regarder la lune avec un télescope. Il appelait cela « sidewalk astronomy ». De l’astronomie de trottoir, l’idée était faite pour moi. Mes étoiles ont donc ainsi brillé sur le trottoir. Au début, je reproduisais les constellations déjà existantes. Petit à petit il est apparu évident qu’il fallait aussi rouvrir le dialogue mythologique qui accompagne la création des constellations et je me suis mise à en inventer de nouvelles. J’aime l’idée de continuer à pratiquer seule ou en groupe cet espèce de rite ancestral, qui, s’il n’a aucune valeur scientifique – les constellations étant de pure projections humaines -, à une grande capacité de résilience et permet de prendre du recul ensemble sur notre société contemporaine.

© Aleteïa – Paris

Ne pas voir les étoiles m’a toujours manqué, penses-tu qu’éteindre tous les lumières une heure serait un projet viable, une fois par nuit ou par an pour commencer ?

Oui, je rêve d’une initiative comme ça. J’ai élaboré toutes sortes d’idées à ce sujet, notamment d’aller avec une fronde péter les ampoules de mon quartier ou moins violemment de fabriquer des « bonnets » à lampadaire en borniol, mais c’est assez compliqué à réaliser, ta solution me paraît meilleure. Depuis quelques années, les lampadaires sont éteints à minuit dans certains petits villages pour économiser l’énergie, c’est très agréable et cela mériterait d’être testé dans les grandes villes. Je ne sais pas ce que cela donnerait, il faudrait arriver à faire confiance aux humains pour affronter l’obscurité sans se taper dessus… vaste question. Et puis la peur du noir. C’est étrange et c’est peut-être dû à la surutilisation de l’électricité, mais la plupart des gens pensent qu’ils ne verront rien dans le noir. Or l’œil humain possède un mode de vision nocturne. Quand on est dans le noir le cerveau sécrète une hormone, au bout d’une dizaine de minutes la vision nocturne est effective. En réalité, avec la lumière des étoiles ou de la lune, on voit vraiment assez bien dans le noir.

L’astrologie ne renferme-t-elle pas plutôt une question de rhétorique que de résilience, on persuade par un discours et on construit des stéréotypes, ça peut même devenir une sorte de religion chez certaines personnes. N’est-il pas finalement dangereux de catégoriser les gens, ou bien cela rassure peut-être les pouvoirs dominants d’avoir des gens bien ranger dans des cases ? 

C’est un sujet épineux. Je suis comme toi atteinte d’ire athéiste [rires] ! J’ai beaucoup rejeté en bloc les croyances et reste très méfiante face aux gens qui ont une « foi ». Ça me met mal à l’aise et j’ai beaucoup de mal à comprendre. De plus, l’histoire des religions a une facette de violence inouïe qui me laisse sans voix, comment l’humanité a-t-elle pu cautionner tout cela, comment peut-on en arriver là au nom d’une croyance ? C’est abyssal et on est encore en plein dedans. Avec le temps, je me suis rendue compte qu’il y avait aussi un côté facho de ma part et c’est un sujet sur lequel je travaille encore. Depuis quelque temps j’essaie de mettre en perspective ce besoin humain de la croyance, car s’il a été manipulé et utilisé politiquement pour contrôler les peuples, ce besoin reste très réel chez les humains. Est-ce une particularité de notre cerveau, a-t-on besoin de croire pour survivre ? En tous-cas, je pense que l’on a un besoin de « narration », de récit, de catharsis et de partage qui constitue le sacré. Le travail que j’essaie de mener sur la mythologie contemporaine/urbaine est issu de ces réflexions. Comment créer un lien non-mystique de réflexion et de partage qui engage la pensée et les émotions avec les autres humains sans passer par la croyance. J’ai l’idée que la pratique artistique est une des solutions, et que peut-être la poésie et l’art  peuvent être une véritable expression du sacré.

© Aleteïa – Centre Pompidou, 2017

Tu veux donc ramener plus d’esprit critique dans ce puits de dogmes, de façon à forger une pensée plus scientifique et rationnelle ? 

Oui en quelque sorte, en tous cas je pense que l’art et les sciences ont des questions existentielles en commun et qu’il est très intéressant de les faire se répondre. La science et le savoir sont des supports artistiques très forts pour moi que j’essaie de partager.

As-tu des projets à venir ?

En ce moment c’est le temps suspendu et les projets différés, mais si tout va bien il y l’expo VAO qui va se tenir à Bruxelles à la Galerie Martine Ehmer le 26 mars. Il y aussi la reprise d’un projet de peinture dans un quartier de Corbeil-Essonnes qui a été mis en attente par la Covid. Et aussi les ateliers que j’anime au Musée d’Archéologie Nationale. On verra si on arrive enfin à faire les choses… Et puis cette année une envie d’être plus dans mon atelier et de produire des objets.