Le cercle des poètes de la rue

Quel adulte n’a pas été un jour confronté à des adolescents qui massacrent les deux premiers vers du mythique Cageot de Francis Ponge mais qui vous scandent parfaitement PNL ou encore Roméo Elvis ? Est-ce juste un problème de mémorisation ou plutôt un désintérêt de nos chères têtes blondes pour nos grands noms de la littérature ? Et si le slam, le rap ou encore le street art était le bon canal pour les ouvrir à la littérature et aux arts ?

En effet, ces « nouveaux poètes » tracent la voie d’un langage accessible à tous et affirment que la poésie n’est pas réservée aux initiés. Ils posent leurs mots sur le monde tel qu’il va, des mots à dire, murmurer, chuchoter, clamer ou crier. Paroles qui éveillent le désir de dire, d’inventer des moyens pour exprimer ses idées, de la même manière que les grands noms de la littérature et de l’art en leur temps.

Forte du potentiel pédagogique indéniable de ces artistes, j’ai décidé cette année de lancer un projet « Au-delà des murs » avec une classe de 3ème. L’objectif est simple : les élèves doivent créer leur propre slam à partir d’une œuvre de street art du 13ème arrondissement. Pour les besoins de l’exercice, les élèves pourront compter sur des coachs de choix : les deux slameurs Marc Alexandre Oho Bambe et Kalimat, lors des rencontres prévues en janvier 2020.

J’aurais l’occasion de vous tenir informé de l’évolution de ce projet tout au long de l’année à venir. D’ici là, je vous propose d’interroger ensemble le potentiel statut de nouvelles muses littéraires et artistiques du XXIème siècle, des slameurs, rappeurs et graffeurs : une bonne occasion de refaire le monde tout en poésie…de la rue.

Rap et Slam : faux frères ?

Aux origines de deux genres musicaux prétendument semblables

Slam et Rap  sont souvent confondus comme parole des « jeunes de banlieues », dixit ironiquement le rappeur Disiz la Peste. Pourtant, le slam ne suit pas de contraintes rythmiques précises, contrairement au rap qui est une forme d’art très codée, qui peut même surprendre par le nombre et la complexité de ses règles. Ces deux expressions artistiques ont en commun d’être nées dans la rue. Leur histoire commence dans les années 80 avec l’émergence du hip-hop, qui désigne la façon de parler des ghettos noirs américains. Pour tenter de résoudre le problème de la violence dans ces ghettos, Afrika Bambaataa, artiste des années 70, a inventé une forme de batailles lyriques appelées dozen, qui signifie « alexandrins ».

Le rap (dérivé du verbe to rab, « frapper ») fait partie des cinq déclinaisons du hip-hop : le djaying, le b-boying ou breakers boys, le mcing (rap), le graffiti et le knowledge. Ces composantes désignent dans l’ordre : danse, art graphique, parole, art musical et connaissance. Ces éléments appartiennent au MC, initiales du Microphone Controller, «celui qui a le microphone». Le vrai rappeur doit apprendre l’histoire et les théories du mouvement hip-hop et les transmettre.

Suivons le parcours d’Akhenaton (Philippe Fragione pour les intimes et fondateur du groupe IAM) pour un aperçu de l’importation du hip-hop en France. A l’époque, Fragione, surnommé tour à tour « Chill Phil » ou « Akhenaton », s’envole pour New York en 1987, rencontre tous ceux qui font le rap de l’époque et se lie d’amitié avec le producteur Tony D. Ce dernier lui fera enregistrer un couplet entier, en français, sur la Face B d’un maxi de Choice M.C., This is the B side, premier featuring franco-américain de l’histoire du rap. De retour à Marseille des disques plein les valises, AKH et Kheops forment alors B-Boy Stance (avec les danseurs Kephren et Shurik’n). En 1988, B-Boy Stance devient IAM, en référence aux pancartes « I am a man » brandies par les Afro-américains lors des marches pour les droits civiques.


La première apparition d’Akhenaton au Mic avec Choice MC: This is the B side (1988).

Si le rap est un élément essentiel de la culture hip-hop, le slam, lui, n’est pas une composante de ce mouvement.

C’est sous la houlette de Marc Smith, ancien ouvrier du bâtiment fou furieux de poésie, que les premiers vers slamés sont entendus à la Green Mill Tavern de Chicago. Le spoken word  « mot parlé » est arrivé en France au milieu des années 90 grâce à Pilote le Hot, Nada et MC Clean, qui composeront le « noyau dur » des premiers poètes-slameurs de la scène parisienne. Il a été notamment popularisé par le film éponyme de Marc Levin (1998) et à travers le succès commercial de Grand Corps Malade.

Des rappeurs dans le slam, ce n’est pas nouveau. « On est slameur à partir du moment où l’on monte sur scène pour partager ses textes » souligne Alice Ligier, slameuse nantaise. Le rap est plus technique, ce qui rend certains slameurs frileux de s’y frotter. Abd Al Malik, tout comme Gaël Faye, ont décidé de conjuguer les deux. À la fois décrit comme écrivains et rappeurs, ils se sont fait une place dans le hip-hop français, tout en étant slameur.

Réunion de famille sur scène

De l’héritage du slam américain, la France a conservé le même rituel : autour d’une scène improvisée ou non, les artistes s’emparent tour à tour du micro et récitent leurs textes. Il en résulte un rassemblement pêle-mêle de poètes, rappeurs, nouvellistes, chanteurs, tous animés d’une égale passion pour l’écriture. « Des gens qui écrivaient chacun de leur côté peuvent maintenant déclamer et écouter de la poésie en allant dans un café au lieu de rester à la maison pour regarder la télé. C’est une démarche hors les murs », explique le slameur Nada.

Côté rap, le freestyle est un moment particulier car il doit montrer son talent du rappeur en improvisation. Or, à l’exception notable de Nekfeu, le freestyle n’est plus en vogue dans le rap français actuel. « Les rappeurs têtes d’affiche d’aujourd’hui ne pratiquent pas le freestyle, ils ne sont plus dans cette culture-là. C’est plutôt une discipline de niche, du rap underground », souligne Mehdi Maizi, spécialiste du hip-hop et membre du jury du concours de freestyle Dernier Mot.

L’un des premiers freestyle du rappeur Nekfeu.

Bien que différentes, les performances scéniques de slam ou de rap ont en commun pour l’artiste de monter sur scène à ses risques et périls pour y déclamer un texte. Peu importe qu’il soit lu, crié, chuchoté, susurré, improvisé, récité, hurlé. Les performances impliquent non seulement la voix mais aussi le corps. Il s’agit de s’engager physiquement. Les langues les plus déliées s’affrontent en mode rounds comme dans un match de boxe. Le message de fond reste un message de paix : au lieu de vous battre avec des armes, déclamez vos alexandrins et nous verrons qui est le meilleur. On trouve une illustration de cette énergie scénique dans 8 miles de Curtis Hanson (2003) qui raconte le parcours du rappeur Eminem. Notons cette même énergie chez les street artistes, qui lors des sessions nocturnes, dopés à l’adrénaline, sacs à dos remplis de Montana, vont marquer la rue de leur empreinte.



Extrait du film 8Miles du film de Curtis Hanson – Battle finale entre Eminem VS Papa Doc

La poésie entre en action

Messages poétiques pour endroits improbables

La poésie s’affranchit depuis plusieurs années des hémicycles littéraires sous le coup de la culture urbaine. Les vers dévalent le pavé, s’affichent sur les murs. Précepte moral, chanson ou message plus anecdotique, la parole récompense le passant attentif. On a souvent croisé à Paris les slogans de Miss.Tic dont les dessins de femmes caractéristiques et les phrases incisives scandent la liberté aux coins des rues.

Ainsi, la poésie se fait « une action », « un faire », selon Dominique Quélen, dans Avers (2017). Si la poésie est l’art de s’exprimer par le travail du langage-son rythme, son harmonie, ses images, ses figures-elle est bien tout ce qui « inspire » l’homme en général : les émotions, les sentiments, les rêves, les pensées, les visions du monde. « Toujours à la recherche de ce souffle, capable d’écarter les murs 1» : C’est donc sans surprise qu’elle s’illustre à travers les textes de révoltes scandés à toute vitesse, presque incompréhensibles parfois, où éclate la voix des exclus.

La rue, lieu commun pour les artistes

Comme l’était autrefois la nature pour les poètes, la rue est désormais aujourd’hui le lieu générique des artistes. La rue crée un espace urbain international à travers la culture hip-hop et ses acteurs ; plus seulement les mêmes centres commerciaux et les mêmes ghettos, mais la même transformation poétique et la même énergie verbale !

Dès les débuts du hip-hop, on constate cette transmutation de l’uniformité urbaine et dépressive en énergie créatrice. En témoigne le classique Paris sous les bombes des NTM où Kool Shen et Joey Starr nous entrainent dans leurs aventures nocturnes au cœur de la capitale. Sur un flow ralenti et une prod’ un peu agressive, « stimulés par la pénombre », munis de bombes aérosols pour recolorer la ville, leur envie de graffer est décuplée. Véritable hymne au graffiti vandale, ce titre provocateur et sylleptique1, marquera toute une génération par son énergie transgressive et jubilatoire. Bien plus qu’un décorum de clip, le graffiti est un acteur à part entière.

Paris sous les bombes de NTM, Hymne au graffiti vandale.

La rue inspire l’écriture et la rythmique des artistes. La poésie y est rugueuse, elle parle des trottoirs, des personnes, des incidents et de l’architecture. Tout comme Verlaine dans Croquis Parisien1 pour décrire la ville, Grand Corps Malade livre des métaphores poétiques dans Enfant de la ville : « le béton c’est brut », « cette grande fourmilière » où « (il) trempe (sa) plume dans l’asphalte ». La ville est l’univers du poète contemporain, son biotope, un lieu de rencontres et de métissages culturels, un espace poétique à ciel ouvert permettant de « voir un brin de poésie même sur nos bouts de trottoirs ».

Être un poète, un vrai ou pas ?

Enfants de la rue, Poètes dans la ville

Le son des capuches, ce titre du rappeur Seth Gueko reflète la vision que beaucoup se font des rappeurs : Des hommes à capuches. Des codes vestimentaires propres au monde hip-hop, contrairement au slam où « tous les styles sont admis », signale le slameur Yannick Nédélec. Pourtant, ces nouveaux poètes, « voyants » ou « voyous », désirent parler de tout et surtout des sujets qui dérangent dans la ligne droite des poètes classiques dont ils se veulent les héritiers.

Dans la troisième strophe de Chercheur de phases, Grand Corps Malade cite comme exemple Rimbaud et Shakespeare connus tous deux pour avoir renouvelé la littérature de leur époque. Les artistes urbains sont fans de littérature et de chanson française dont ils s’inspirent. Pour beaucoup de rappeurs, Baudelaire est le premier poète urbain. Leurs œuvres regorgent de références et d’hommages aux grands auteurs, comme Boris Vian, Victor Hugo, Voltaire. Les samples ou motifs textuels/visuels empruntés, comme chez Abd Al Malik à Aimé Césaire, fonctionnent aussi comme une généalogie symbolique. Ultime hommage pour certains à travers la réalisation de portraits par les street artistes qui leur confèrent une légitimité.

Des explorateurs du langage

Un papier, un stylo, un micro, une bombe aérosol… : voici les principaux outils des street poètes, qui jonglent, triturent, malaxent, essorent, pulvérisent les mots du dictionnaire. Le résultat déconcerte ou émeut. « Il s’agit d’abord de brûler sa vie par les deux bouts, puis d’écrire ce qui a été vécu. Ce qui importe avant tout, c’est de convaincre les gens de la puissance que confère le langage dès lors qu’on se le réapproprie », souligne Nada, dans Anthologie du slam, Seghers (2002). Le slameur est un explorateur du langage et un aventurier des temps modernes.

Dans son Chercheur de phases, Grand Corps Malade partage ses émotions : le doute (« Je me prends pour un poète, p’t’être un vrai, p’t’être un naze ») ; l’humilité (« un simple chercheur de phrases ») ; la minutie de son travail (« J’ausculte tous les mots pour dénicher la bonne terminaison »)  et le bonheur d’écrire (« kiffant »). Dans ce slam, à travers la structure des vers, l’organisation de la strophe, la forme des phrases et les procédés de répétitions lexicales, l’artiste compare deux expériences le « chercheur de pépites » au « chercheur de mots » : « Lui il a traversé tout le pays pour atteindre le Grand Ouest / Moi j’ai traversé toute la pièce pour atteindre mon petit bureau ».

Chercheur de phases, le slam aventurier de Grand Corps Malade.

Les rappeurs ne sont pas en reste, en véritable logothètes : des créateurs de langue. Ils ont inventé le plurilinguisme littéraire. Malal Talla rappe en français, en wolof, en peulh et en anglais. Il mélange les langues et crée des jeux de mots inter-linguistiques. Les multiples sens d’un texte, du plus évident au plus caché, sont une très vieille tradition du genre. Quant à l’utilisation des langues multiples, Abd Al Malik est le premier rappeur français à manier une langue de France, l’Alsacien, dans Conte Alsacien ; lui-même étant d’origine congolaise. De plus en plus de professeurs piochent dans le répertoire du rap et du slam pour interpeller leurs élèves sur cette nouvelle poésie libre, instrument de résistance, d’affirmation et d’émancipation. En 2008, un des textes de Grand Corps Malade est présenté à l’épreuve du bac de français. N’est-ce pas là l’ultime consécration ?

Conte Alsacien d’Abd Al Malik, premier rappeur à manier un dialecte français

Le mot de la fin : C’est cela qu’il faut dire, c’est ainsi qu’il faut le dire. 

Pour conclure, évoquons la préface du Can’t stop, won’t stop, de Jeff Chang (2005), où Kool Herc écrit que « le hip-hop est la seule culture qui a su combler le fossé culturel entre les nations ». J’espère que dans quelques mois, grâce à la poésie urbaine, mon projet aura contribué à « combler le fossé » entre les enseignants et les élèves.

A travers les généalogies littéraires du rap et du slam, qui sont nombreuses et qui mériteraient un travail à part entière, j’espère construire des ponts, histoire de permettre à mes élèves de s’évader en prenant la plume. RapperSlamer, Graffer, c’est se révéler, c’est prendre les mots pour armes et c’est tout simplement créer. C’est « la rage de l’expression » chère à Francis Ponge, qui exige une écoute, une observation, un apprentissage : une hospitalité. C’est très simplement s’ouvrir à l’autre. C’est mon challenge à venir avec mes élèves : écouter, voir et lire pour éprouver la sensation du vrai ou le « c’est ça », le sentiment de quiddité que Barthes (Roland Barthes, 1973) emprunte à Saint Thomas d’Aquin : « C’est cela qu’il faut dire, c’est ainsi qu’il faut le dire ». Un « dire » qui a la voix particulière du rap ou du slam, qui fait écho au rêve barthésien de l’écriture à haute voix.


Références

ABD AL MALIK. Le Face à face des cœurs. Atmosphériques.2004

ABD AL MALIK. Dante. Atmosphériques. 2008

BOCQUET José-Louis, PIERRE-ADOLPHE Philippe. Rap ta France. Histoires d’un mouvement. Éd. La Table Ronde. 2017.

CHANG Jeff. Can’t Stop, Don’t Stop, Une histoire de la génération hip-hop. Allia. 2015

CHAPON Benjamin, « Hip-hop: Le freestyle peut-il renaître de ses (glorieuses) cendres en France ? », 20 minutes, 18 novembre 2017. URL : https://www.20minutes.fr/culture/2171651-20171118-hip-hop-freestyle-peut-renaitre-glorieuses-cendres-france

CLOCHARD Yann, « Slam et Rap : un combat imaginaire », Fragil, 2013. URL : https://archives.fragil.org/focus/2154

DOLE-CHABOURINE Damien, Rap, hip-hop, street art, c’est qui ces princes de la ville ? , Libération, 2014. URL : http://culture-hip-hop.blogs.liberation.fr/2014/11/21/cest-qui-ces-princes-de-la-ville/

GRAND CORPS MALADE, Enfant de la ville, Anouche productions, 2008.

GRAND CORPS MALADE. Midi 20. éditions musicales, Djanick, 2006.

MANDEL Eric, « Grand corps malade: « La musique de la voix » », JDD, 2008. URL : https://www.lejdd.fr/Culture/Musique/Grand-corps-malade-La-musique-de-la-voix-95204-3280865

IAM. Ombre est lumière. Delabel. 1993.

LAMARCHE Léo. Anthologie du Slam. Nathan. 2013.

LEVIN Marc. Slam. 1998.

NTM. Paris sous les bombes. EPIC. 1995.

PETETIN Véronique, « Slam, rap et « mondialité » », Études, 2009/6 (Tome 410), p. 797-808.

QUELEN Dominique. Avers. Louise Bottu. 2017.

SEGHERS. Anthologie du slam. 1999.

1 Poèmes saturniens, 1866.

1 Une syllepse de sens est une figure qui consiste à employer un mot dans son sens propre et dans son sens figuré en même temps.

1 NTM, Respire, 1998

1 Comme le bel esprit dans les salons du XVIIIème