Rencontre avec le Collectif RACINE(S) – Quand les arts dialoguent

« I would like to tell the story about my boy”

C’est par ces mots qu’une mère commence le récit de la mort de son fils, âgé de 14 ans, tué par balles. Touchés par des témoignages comme celui-ci le collectif Racine(s) a construit un documentaire fiction qui traite de la violence engendrée par les armes à feu dans le Bronx à New York. Ce court-métrage NEVER TWENTY ONE, où la danse vient exprimer les histoires et la souffrance de ces familles endeuillées, a ainsi remporté le prix du meilleur documentaire de l’Urban Film Festival 2019 ainsi que prix du meilleur film au festival Dance On Screen à Graz, Autriche.

Créé en 2013, le collectif est composé de 3 artistes, Henri Coutant, Kevin Gay et Smaïl Kanouté. Nous sommes allés à leur rencontre afin de comprendre davantage qui ils sont et qu’est-ce que Racine(s).

Smaïl Kanouté, tu es à la fois chorégraphe, interprète et graphiste. Si ta formation de graphiste est issue de tes études à l’ENSAD (École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs), tu es en revanche autodidacte pour la danse. Qu’est-ce qui t’a amené à la danse et pourquoi ce choix de mode d’expression qui est aujourd’hui au centre de tes projets ?

J’ai appris à danser en rencontrant les gens, c’est à dire que je dansais et partageais des pas de danse avec des personnes dans les fêtes et les soirées. Ces événements étaient ma salle d’entrainement. J’ai toujours aimé danser car j’avais du mal à m’exprimer à travers la parole dû à mon bégaiement. Donc petit à petit j’ai développé ces capacités en danse pour m’amuser, me chercher, me découvrir et surtout communiquer avec les gens sans employer de mots.
La rencontre est la base de mon interdisciplinarité artistique car pour moi la danse et le graphisme sont indissociable de mon processus créatif, c’est une question de courbes, de lignes, de couleurs, de rythmes et d’énergies. Je crée un dialogue entre les arts visuels et la danse car cela me permet de créer des nouveaux mondes. A la fin de mon diplôme à l’ENSAD j’ai pu danser pour la chorégraphe Raphaëlle Delaunay dans “Bitter Sugar” et pour le chorégraphe Radhouane El Meddeb dans “Heroes”. Cela m’a donné envie de créer ma Compagnie Vivons en 2016 pour explorer mes champs artistiques de prédilection.

J’ai choisi la danse car pour moi c’est le seul moment où je me sens vivant dans le monde visible et invisible, je dialogue à la fois avec le public dans le monde visible mais aussi avec les énergies dans le monde invisible. Ce sont des moments magnifiques et uniques car je rentre en connexion avec l’univers. Je vis les choses avec le corps, des idées, des sensations, des émotions qui nous traversent et aussi la transmission d’énergie et d’émotions que je transmets aux partenaires ou au public. J’adore la transformation que la danse opère chez moi dans le corps, l’esprit, le regard, l’émotion et l’énergie. La danse c’est la vie. J’ai collaboré avec des artistes tels que Philippe Baudelocque, Antonin Fourneau, Oxmo Puccino, Anne Paceo.

XXX, 2017

Kevin Gay, tu es réalisateur et scénariste indépendant. Dans tous tes projets, que ce soit avec Racine(s), ou encore tes collaborations avec des artistes comme Jeanne Added, Anne Paceo ou encore Vitalic, la musique a une place importante. Quel est ton rapport à la musique dans la conception de tes films ?

J’écoute de la musique depuis que je suis tout petit. Mes parents m’ont fait écouter beaucoup de rock, reggae, variétés et mon cousin m’a introduit à la musique électronique quand j’avais 5-6 ans. Je suis tombé ensuite dans le hip hop. A notre rencontre avec Smaïl, on a échangé beaucoup de musiques, de films, de mangas, on a partagé notre culture personnelle. Je croisais même Henri, dans les concerts (Elysée Montmartre – Cigale) et on se saluait car on se respectait. 10 ans plus tard, on réalisait ensemble des vidéos.
Quand j’aime un morceau, c’est parce qu’il me touche et quand je dois monter une vidéo, je passe parfois des mois à trouver le morceau idéal pour coller aux images.
Et depuis tout petit, j’aime danser. J’ai toujours aimé bouger mon corps et voir danser les autres. Pour moi, la danse peut exprimer n’importe quelle forme de sentiments, d’états et quand on la pose avec de la musique et un beau décor, ça donne toujours des œuvres puissantes à regarder.

Jidust (Poussière d’eau), 2018

Henri Coutant, photographe de formation, ton esthétique trouve principalement sa source dans l’univers urbain. Tu as réalisé de nombreux portraits d’artistes après avoir forgé ton expérience dans le domaine de la mode, et l’on retrouve ce souci de la composition et du détail dans les films de Racine(s). Comment conçois-tu tes images ?  Y-a-t-il un artiste en particulier ou un courant artistique qui t’inspire ?

Les projets débutent quasiment toujours par une discussion avec mon modèle, pour instaurer un cadre et définir l’ambiance et les émotions que je souhaiterais faire ressortir des images. Avec les danseurs ou les comédiens par exemple, la tâche est grandement simplifiée par le fait que ces personnes ont une réelle maîtrise de leur corps et/ou de leurs expressions, et là c’est bien souvent un pur bonheur de les photographier.

En termes d’artiste ou de courant, je reste un produit de mon époque, les clips sur les chaînes musicales des années 90/2000 ainsi que les magazines de Rap pour lesquels shootait beaucoup Xavier de Nauw, Armen Djerrahian et Jean Baptiste Mondino pour ne citer qu’eux. Par la suite, en m’intéressant plus à l’histoire de la photographie à travers mes études, j’ai découvert les Maîtres : Richard Avedon, Irving Penn, Bruce Davidson, William Eggleston… etc. Dont les livres ont peu à peu envahi mon appartement.

XXX, 2017

RACINE(S) : naissance et projets

Comment vous êtes-vous rencontrés et comment ce collectif est-il né ?

Nous nous sommes rencontrés au lycée Racine en 2004, Kevin et Smaïl étaient dans la même classe et avaient en professeur d’anglais la maman d’Henri. Bien que plus âgé, nous savions qui il était et nous avions des bons rapports. En 2013, Kevin part en voyage à New York et Smaïl revient de son voyage du Brésil. Kevin a en tête de faire des vidéos de danse avec Smaïl. Ils se donnent rendez-vous et tourne le film STREET DANCER. Henri, arrive juste après, il rencontre Smaïl et tourne ensemble deux vidéos DANCINK & GIYA.
En se voyant tous les trois, on décide qu’il faut monter un collectif pour se faire plaisir et réaliser des vidéos de danse et d’art.

Street Dancer #1, 2017
Dancink, 2015

Ce nom Racine/Racine(s). Pourquoi ce pluriel suspendu ? Quel(s) sens donnez-vous à ce mot dans votre projet ?

Kevin : Racine c’est d’abord le nom du lycée dans lequel on s’est rencontré. Ensuite RACINES, c’est parce que chaque personne a des racines. Nous sommes intéressés par l’origine des choses, des gens, des cultures et on a soif de rencontrer et travailler avec les gens du monde entier.

Smaïl : Le pluriel vient du fait que nous sommes des entités à part entières qui ne cessons de nous développer et d’étendre notre curiosité telles les ramifications d’un arbre pour aller à la rencontre d’autres artistes ou de nouveaux horizons tout en produisant des œuvres qui tentent d’amener à une réflexion mais aussi à de la joie à travers l’Art et la Danse.

Without You, 2017

Vos vidéos sont marquées par une pluralité de formes (la danse associée à l’art numérique, l’écriture, la mode, la musique), et une pluralité d’univers, où la ville est très présente. Cette idée de dialogue, d’échange est-il au cœur de ce collectif d’art urbain ?

Kevin : Effectivement il y a un vrai dialogue artistique entre plein de disciplines. Nous-mêmes, nous sommes un peu « couteau suisse » sur les bords. Smaïl sait danser, mais il est aussi artiste/graphiste, il peint, sérigraphie. Henri est photographe professionnel, réalisateur mais aussi graffeur et rappeur. Et moi-même [Kevin Gay] suis réalisateur, scénariste et monteur.

Smaïl : Le but est vraiment de créer des rencontres artistiques et de créer des œuvres esthétiques ou qui amène à une réflexion sur le monde, sur un fait social, un évènement et tout simplement sur la vie. Le dialogue devient infini et ouvre les portes de nouveaux imaginaires. A chaque nouvelle vidéo nous voulons enrichir le dialogue et continuer à raconter des histoires qui ne se répètent pas. C’est un dialogue ouvert sur la vie, le partage, l’espoir, le rêve et l’art. C’est un dialogue universel dans lequel nous invitons ceux qui le souhaitent à venir discuter avec nous en créant une œuvre.

Showreel, 2019

Quelle est votre manière de travailler ?

Notre manière de travailler est simple, dès qu’une personne du collectif a une idée, un lieu, un artiste, on s’appelle, on en parle et on tourne.
Il y a toujours un travail en amont, mais on ne va pas parler d’écriture de scénario comme dans de la fiction car généralement, sauf pour NEVER TWENTY ONE, il n’y a pas de dialogue, juste de la musique.
On a une base et quand on arrive sur les décors avec les caméras, on repère et on improvise tout en respectant notre identité.

NEVER TWENTY ONE : une nouvelle étape pour Racine(s).

NEVER TWENTY ONE, 2019

Vous avez remporté cette année le prix du meilleur film documentaire de l’Urban Film Festival pour votre court-métrage NEVER TWENTY ONE. Avant ça déjà, vous aviez été lauréats du prix de la meilleure performance de l’Urban Film Festival 2016 pour le film UNIVERS. Mais en quoi ce dernier projet marque-t-il un tournant ?

Ce film est un tournant car il est l’aboutissement de 7 années de travail collectif. Pour arriver à faire un film aussi sérieux que NEVER TWENTY ONE, c’est parce qu’on a mûri, vieilli, qu’on avait envie de trouver une nouvelle forme de documentaire, avec de la danse pour exprimer ce qu’on raconte.

Trailer TWENTY ONE, 2019

Ce film documentaire rend hommage aux jeunes victimes des armes à feu à New York. « Never 21 » est un terme inventé par le mouvement Black Live Matters pour dénoncer ces décès précoces qui rongent les quartiers pauvres. Comment avez-vous été amené à travailler sur ce sujet ?

Nous vivons dans une époque où les violences policières ou liées aux armes sont très présentes et Smaïl devait partir à NYC en septembre 2018 pour présenter son spectacle “Les Actes du désert” sur l’histoire de sa famille. Avant son départ il a écouté des témoignages d’habitants du Bronx sur les violences liées aux armes pendant 4 mois et du coup on a décidé de créer une vidéo-documentaire en écrivant une histoire à partir de ces témoignages ré-interprétés par la danse. Henri est Smaïl sont partis dans le Bronx et ont rencontré quelques habitants sur place qui leur ont donné la permission de tourner dans le quartier pour retracer ces différents destins de cette jeunesse sacrifiée. C’est la première fois que nous tournions une vidéo de danse sur un sujet social. Ce fut un tournage magique car nous avions rencontré des personnes qui nous ont ouvert les portes de lieux très intéressants. Ce fut une vraie rencontre ponctuée de chorégraphie et d’improvisation.

NEVER TWENTY ONE 2019
NEVER TWENTY ONE 2019

Mais le projet ne s’arrête pas là, ce court-métrage s’inscrit dans un triptyque à New York, au Japon et au Bénin. Quel est le lien entre ces 3 pays ? 

Ce triptyque est composé de deux films de Racine (NYC et Bénin) et d’un film de la Compagnie Vivons de Smaïl. C’est une collaboration dans laquelle Smaïl a voulu créer un lien entre ces 3 pays en se concentrant sur la condition de la communauté noire dans le monde à travers différentes époques. L’idée était de partir de NYC en parlant de la condition de la communauté noire américaine dans le Bronx, dans le monde d’aujourd’hui qui est le fruit de l’esclavage occidental.

Du coup Smaïl est parti au Japon pour raconter l’histoire du samouraï africain Yasuke Kurosan qui fut un esclave capturé au Mozambique par les Jésuites et présenté au chef de guerre japonais Oda Nobunaga qui le fit samouraï. Nous parlons aussi de la rencontre afro-japonaise à travers les portraits d’artistes afro-japonais vivants à Tokyo. Cette figure iconique de Yasuke n’est pas connue du grand public et inspira Smaïl à terminer son voyage d’investigation au Bénin, qui fut l’un des points de départ des esclaves qui ont emporté avec eux la culture animiste du vaudou. Ce retour à une des sources africaines était une manière de fermer la boucle en allant à la rencontre des danses vaudous du Lac Nokoue et aussi au pays de la porte du “non-retour des esclaves” qui est un monument au Bénin. Ce troisième volet est aussi un discours pour parler de l’esclavage moderne qui n’a pas disparu.


Merci beaucoup pour cet échange. Et en attendant la sortie de ces deux films complétant NEVER TWENTY ONE, allez découvrir leurs travaux sur la page vimeo de Racine ainsi que leurs pages personnelles :

De plus, à l’occasion des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis 2020, Smaïl Kanouté, chorégraphe et artiste résident, présentera aux Ateliers Médicis sa création scénique Never Twenty One.